
Portraits de famille
Depuis les études de Peter Laslett, (Peter Laslett, « The World We Have Lost : England Before the Industrial Age », 1965 ; New York 1966 ; 2e éd. 1971 ; 3e éd. 1983 ; réédité et mis à jour en 2000), « Un monde que nous avons perdu : Famille, communauté et structure sociale dans l'Angleterre pré-industrielle », Flammarion, Paris, 1969.) l’idée préconçue et autrefois répandue de la famille étendue comme modèle dominant dans le monde préindustriel n’a plus cours. Il a montré que la « famille nucléaire simple » n’avait pas attendu l’industrialisation pour se développer. Immédiatement critiquée, sa thèse a provoqué de nombreuses études sur les systèmes familiaux, et bien entendu des débats dans lesquels nous n’entrerons pas ici.
L’intérêt majeur du rôle de la capitation de 1696, par rapport aux registres paroissiaux ou aux minutes notariales, est de fournir la composition précise des « feux » à une date donnée. Guillaume Gras (op.cit) et Sarah Barbalat (« L’organisation de l’espace dans l’Albigeois d’après les registres de la capitation de 1695 », Mémoire de Maîtrise, 1994.)ont exploité ces informations et ont bien montré que le Midi (on pourrait dire ici le nord albigeois) avait une propension plus grande que la France septentrionale pour le modèle de la famille étendue (ou complexe). Nous reprenons leur démarche mais à l’échelle plus restreinte des trois communautés et non pas à celle du diocèse.
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Beaucoup « d’isolés »
Les « solitaires », c'est-à-dire les personnes seules … sauf les ecclésiastiques que nous avons délibérément mis à part … représentent 7 % de l’effectif des ménages. Ce niveau relativement très élevé est sans doute en partie dû à l’exceptionnelle crise démographique du moment qui a produit, plus qu’à l’ordinaire, des veufs et veuves sans enfants mais seule une enquête approfondie et difficile à mener dans les registres paroissiaux pourrait le prouver et surtout en mesurer les effets précis.
En réalité, les isolés sont avant tout des isolées : deux tiers de femmes (un tiers de veuves) même s’il n’en demeure pas moins que les hommes forment une partie du bataillon (le tiers restant). Solitude et pauvreté sont étroitement liées : 70 % des « solitaires » ne sont pas imposables ! Ils sont pour 36 % d’entre eux (elles) déclarés comme mendiants ou pauvres et un quart sont des brassiers (ou veuves de). Aucun laboureurs ni paysans ni même travailleurs n’est recensé comme isolé mais en revanche bon nombre de tisserands le sont (14 % de leur corps de métier). Certes, le chirurgien de Bournhounac et le procureur juridictionnel de Lagarde Viaur sont seuls mais il s’agit d’exception d’autant plus que le second réside aussi à Espalion, où demeure son épouse ! Donc, en conclusion, le poids important des ménages d’une personne dans le Ségala, s’il est lié à la crise, provient peut-être du fait que les effets de cette dernière sont particulièrement marqués dans une région où règne une pauvreté « structurelle » que nous avons soulignée et que nous détaillerons par la suite.
La famille nucléaire domine, sauf chez les « paisants »
Les « ménages simples », c'est-à-dire un couple - avec ou sans enfants - avec ou sans domesticité - ou bien encore une veuve /veuf avec enfants (sans enfants nous les avons classés comme isolés) représentent 43 % des foyers recensés (un tiers sans les veufs). C’est en dessous de la moyenne du diocèse. Rien d’étonnant : Guillaume Gras a montré que les ménages simples étaient, dans le diocèse d’Albi, proportionnellement moins importants chez les paysans que dans les autres professions, et comme les paysans forment la grande masse de la population du Ségala … la moyenne y est plus basse. Pour autant, notre portion de Ségala ne se différencie pas fondamentalement du reste de la région pour la répartition des ménages simples selon les professions. Comme dans le diocèse, leur part est plus forte chez les artisans, notamment ceux du textile (deux tiers) que chez les paysans (à peine 50%). Pour ces derniers, l’on constate également que brassiers et « travailleurs », c'est-à-dire les plus pauvres, sont moins enclins à vivre en ménages complexes que laboureurs et « paisants » : 54 % de nos brassiers vivent en ménages simples contre seulement 24 % chez les « paisants », adeptes eux des ménages complexes.
Complexes « ménages complexes »
Pour Guillaume Gras, un laboureur (et a fortiori un « paisant ») qui a besoin de main d’œuvre pour son exploitation peut avoir intérêt à employer des membres de sa famille vivant sous son toit. Au regard de la modicité des gages octroyés aux domestiques, il n’était pas certain que la main d’œuvre familiale fût économiquement vraiment plus « intéressante » que sa concurrente salariée ; par ailleurs, on a montré que le ménage complexe ne répond pas au seul et strict intérêt économique immédiat mais aussi aux stratégies successorales plus lointaines (les minutes notariales fournissent parfois des contrats de co-résidence) et c’est également, on peut le penser, l’expression d’une forme de solidarité familiale, nécessaire en période de crise grave comme en 1696. Brassiers et travailleurs ont plus de difficultés pour accueillir des membres de leur famille : les loger implique la possession d’habitations suffisamment grandes et bien que l’on ne sache, tout du moins en ce qui nous concerne, rien de précis sur ce point, l’on peut supposer que la plupart des paysans pauvres vivaient plus à l’étroit que les autres. En tout cas, les registres de la capitation permettent de constater que sous un toit de brassier (ou de « travailleur ») vivaient en moyenne 4 personnes dont 2,4 enfants alors que chez laboureurs et « paisants » on trouve 6,8 personnes par foyer dont 3,8 enfants. Cette configuration des ménages de laboureurs est liée à trois facteurs majeurs : y réside plus souvent que chez les brassiers une parentèle qui élargit le ménage, y vivent plus d’enfants car la mortalité infantile est moins élevée (meilleure alimentation), y sont logés (et recensés) des domestiques (voir infra le chapitre sur la domesticité).
Au premier abord, analyser la composition de ces ménages complexes, qui sont majoritaires chez les paysans les plus aisés, n’est pas facile, tant les combinaisons semblent nombreuses. Mais en fait, au-delà de cette apparente diversité, il n’y a quasiment qu’un seul modèle : au couple de base (ou au seul chef de ménage veuf ou veuve) viennent s’agréger divers membres de la famille : les descendants (mariés) ou ascendants (le plus souvent la mère) ; les collatéraux directs que sont frères et sœurs ou plus lointains comme oncles et tantes, neveux et nièces et quelquefois cousins mais aussi couramment des membres de la belle famille (Jean Pezet meunier de Lengourp a sa belle-mère, deux beaux frères et une belle sœur au foyer) … Bref le fameux modèle familial du couple résidant avec l’un de ses enfants (l’aîné bien sûr) marié et installé sous son toit pour pérenniser « l’oustal » n’est qu’une des possibilités d’un système plus complexe comportant un véritable kaléidoscope de combinaisons mais fondé sur une seule base de fonctionnement qui est l’adjonction au couple de membres de sa parentèle.
Présenté parfois comme le modèle dominant du midi, la « famille souche » au sens strict est en fait dans notre Ségala réduite à deux cas (sur 665 ménages recensés) dont celui de Jean Clusel, laboureur à La Besse (communauté de Mirandol) qui vit avec son fils marié (Pierre) et en outre avec un autre couple (Pierre Larroque et sa femme) ce qui fait de ce foyer une « famille souche » et aussi polynucléaire. Attention le faible nombre de cas repérables de cohabitation de deux générations sous un même toit n’induit nullement la faiblesse de la transmission patrimoniale à l’aîné qui, elle, est généralisée mais celle-ci se réalise sans obligation de cohabitation des générations.
Au total, l’analyse de l’organisation de la cellule familiale des habitants du Ségala montre, premièrement, qu’à la classique hiérarchie économique et sociale s’ajoutent des différences - trop peu soulignées - dans la composition des familles. Les plus aisés des paysans vivaient assez souvent en familles complexes, ce que faisaient beaucoup plus rarement brassiers et travailleurs et encore moins les artisans. Mais avaient-ils le choix ? Dans leurs modestes maisons, vivre à l’étroit leur impose contraintes et limite l’effectif des occupants du logement, même à la campagne où l’espace est moins restreint qu’en milieu urbain.
Le deuxième enseignement est que la « famille souche » relève presque du mythe et bien peu de la réalité. Si, au dix-neuvième siècle on rencontre plus fréquemment cette cohabitation de deux générations c’est que l’âge au mariage et la mortalité ont baissé alors que pour notre période quand l’aîné des garçons se marie tardivement nous l’avons vu, les parents (au moins l’un des deux) sont déjà décédés. En clair, à nos yeux, mariage tardif et mortalité précoce, deux traits particuliers de la démographie d’ancien régime limitent fortement la cohabitation générationnelle. En outre pour transmettre le patrimoine, on peut l’éviter : la lecture des minutes notariales montre que les pactes de mariage et les testaments garantissaient la transmission des biens sans imposer une cohabitation de deux générations au « même pot et feu » pouvant, elle, se révéler difficile à vivre au quotidien.
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De la domesticité
Les domestiques, dans les rôles de la capitation, sont recensés avec le ménage fiscal, il faut dire qu’ils y sont nourris et logés, à défaut d’être toujours intégrés à la famille.
Un examen rapide des ménages capités laisse dans l’ombre cette fraction de la population rurale puisqu’elle n’est pas imposée et l’on pourrait facilement la laisser de côté alors qu’elle est fort nombreuse. Il est vrai que l’on manque de documents sur ces « oubliés de l’histoire », ce qui explique sans doute que la domesticité en milieu rural soit l’un des parents pauvres des études sur la paysannerie d’Ancien Régime, mais c’est un autre sujet.
Présents dans vingt pour cent des ménages de notre microrégion, ils représentent au total 211 personnes, soit 6,6 % des habitants. Cet effectif important est presque équivalent à celui cumulé des brassiers et « travailleurs ». ll était courant, car relativement peu coûteux, d’employer des domestiques qui ne sont cependant pas présents dans les mêmes proportions dans toutes les couches sociales.
Les « ménages » nobles ou « bourgeois », ainsi que les clercs, sont tous (à l’exception d’un prêtre) dotés d’au moins un domestique. La propension à leur emploi est encore plus forte chez les nobles : les deux familles de nos trois communautés, emploient chacune six domestiques et se distinguent ainsi nettement du reste de la population (même aisée) par cette pratique de forte consommation de personnel de maison, typique de l’aristocratie.
Les strates « supérieures » de la paysannerie locale sont loin d’en être dépourvus : 40 % des laboureurs et 50 % des « paisants » entretiennent dans leur foyer un - à vrai dire plutôt une - domestique (servante) voire plusieurs (valet, et parfois berger en sus d’une servante). Au total, la moitié des domestiques travaillaient pour ces deux catégories de paysans.
Toutefois on en trouvait aussi, évidemment en moindre proportion, chez les plus modestes : une dizaine de ménages de brassiers (à peine 7 % de leur effectif) et autant chez les « travailleurs » (10 % d’entre eux) sont recensés avec la présence dans leur famille de servante, berger ou valet. Pour employer des domestiques, ces foyers modestes devaient les loger et les nourrir, leur fournir des vêtements ce qui leur coûtait autant que le très faible salaire annuel : une trentaine de livres au maximum et parfois beaucoup moins. ean Marc Moriceau « La mémoire des paysans …, op.cit) donne le salaire annuel d’une servante berrichonne : 25 livres la première année et au bout de la cinquième année 39 livres. Les plaintes en justice dans notre Ségala confirment cette extrême modicité des gages des domestiques comme par exemple celle de Marianne Boyer de Lagarde-Viaur qui réclame en 1778 : 32 livres, de la toile, une paire de bas et deux jupes en qualité de bergère, pour deux années de travail. Un brassier qui travaille deux cents jours par an en gagne trois fois plus. L’insigne faiblesse de ces gages facilite l’embauche. Elle est acceptée parce que souvent, notamment dans le cas des servantes (mais aussi des valets), il s’agit d’une situation temporaire de jeunes gens en attente du mariage.
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