Les décès aux Infornats, par famille (même couleur). Les décès individuels ne sont pas dans ce tableau.

La simple lecture du tableau est édifiante, mais enfonçons le clou, avec les exemples individuels.
Le plus terrifiant est celui de la famille de Coste François et Saint-Giniyes Jeanne : dotée de six enfants, elle disparaît complètement, à l’exception du père.
Le nombre des décès mais surtout leur succession rapide, suggère que ce sont les épidémies qui tuent plutôt que la faim.
Il faut aussi remarquer, que dans les familles dont plusieurs membres disparaissent, les décès de jeunes actifs sont nombreux (presque la moitié des décédés), ce qui renforce pour ces cas, l’hypothèse épidémique comme cause directe de la mort, car cette tranche d’âge résiste mieux à l’inanition. Plus d’une vingtaine de morts sont « isolés », c’est à dire sans autres victimes dans leur foyer et là, il s’agit rarement de jeunes actifs (deux cas sur vingt deux décès).
Globalement, ce sont environ deux ménages sur trois qui perdent l’un des leurs lors de cette véritable hécatombe où neuf « chefs de famille » en pleine activité (hommes de plus de 20 ans et de moins de 50 ans) disparaissent, ainsi que 17 enfants de moins de quinze ans.
Rappelons que le classement par âge, en se fondant sur les sépultures des registres paroissiaux souffre d’approximations. Les crises de mortalités que l’on pourrait qualifier « d’habituelles » frappent en priorité les plus faibles physiquement, c'est-à-dire les jeunes enfants et les personnes âgées (et aussi les plus pauvres, mais ici tout le monde est plus ou moins intensément pauvre !). Hélas, pour cette fois, toutes les grandes tranches d’âges (< 10 ans ; 10 à 20 ans ; 20 à 40 et > 40 ans) sont concernées quasiment à parts égales. C’est l’un des signes de la violence extrême de la mortalité de ces années terribles. La moyenne d’âge des décès, 28 ans, montre que la mortalité ne s’est pas concentrée aux extrémités des tranches d’âges ; c’est le douloureux privilège des crises majeures. A Naucelle, il en va de même, mais les adultes entre 20 et 40 ans sont cependant un peu moins touchés.
Aux Infournats, la crise a commencé dès le mois de mai 1693 (5 décès) à la période dite de « soudure ». A Naucelle, elle commence un peu avant : dès avril, deuxième mois le plus meurtrier de l’année avec 11 décès. Après un temps de pause en juin, elle accélère son rythme pendant l’été pour culminer en automne. En septembre, on se rend au cimetière tous les deux ou trois jours ! La poussée estivale de mortalité concerne majoritairement les moins de dix ans (7 décès sur 9 du mois d’août ; dysenterie ?) alors qu’à l’automne, ce sont plutôt les plus de quarante ans qui meurent - si l’on peut ainsi dire - en priorité.
Ce sinistre rythme mensuel des décès n’est pas celui de la moyenne française. Marcel Lachiver (Les années de misère … op.cit) fournit des statistiques nationales mais aussi de nombreux graphiques régionaux et locaux qui montrent, rappelons le, la variété des situations sur le territoire. Les trois plus forts pics mensuels des décès, à l’échelle du royaume sont, dans l’ordre, ceux de janvier 1694 (surplus de 175 400 morts par rapport à la moyenne de la décennie précédente), décembre 1693 (plus 102 000) et mai 1694 (plus 100 300). Le mois de septembre 1693, largement en tête dans la paroisse, n’est nationalement qu’en quatrième position. Cependant, rien d’exceptionnel dans cette temporalité que l’on retrouve dans beaucoup d’autres endroits, notamment Bayonne, Bordeaux, ou plus près de nous, Figeac ; ainsi notre paroisse ferait partie de ce que l’on pourrait nommer « le modèle de crise précoce ». La précocité, par ailleurs, n’empêche pas la poursuite de la crise en 1694 : dix décès, concentrés en mars et mai, lors des six premiers mois.
Pourquoi cette précocité ?
On peut suggérer plusieurs hypothèses, hélas peu vérifiables. Le « coup de chaud » de l’été 1693 pourrait être plus marqué que dans la partie nord de la France et aurait principalement et fortement frappé les plus jeunes qui meurent massivement à ce moment là (déshydratation et diarrhées). Le rendement du seigle, déjà en général moindre que celui du blé, aurait été particulièrement faible car il se sème tôt, or septembre-octobre 1692 furent bien médiocres, à Paris en tout cas. On peut donc penser que la récolte de seigle de 1692 - dont on ignore les quantités réelles - a pu être singulièrement basse. Cela aurait fragilisé très vite les organismes, dans une population ne disposant alors d’aucuns stocks de grains et ne pouvant s’en procurer, car majoritairement, et je crois même que l’on pourrait aller jusqu’à dire exclusivement, composée de pauvres. Mais avec ces conjectures, tout le Ségala devrait être dans le même cas de figure, or ce n’est pas le cas.
A vrai dire, on ne peut pas parler de modèle puisque appliqué au Ségala, il ne fonctionne pas : en effet chaque paroisse semble avoir son propre profil de crise. Ainsi, à Naucelle, les pics des décès sont concentrés au printemps 1694 : mars 23 sépultures, avril 25, mai 27, juin 21 (au total 56 % des morts de l’année). Les quelques paroisses voisines (plus ou moins) de Notre Dame des Infournats, dont nous avons établi les courbes de mortalité montrent elles aussi des profils diversifiés. A Saint-Geniès-d’Olt, certes un peu en dehors de la région, mais étudié par Nicole Lemaître,(« La population de Saint-Geniès-d'Olt en 1695 ». Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 96, N°166, 1984) la crise commence dès la fin du printemps de 1692 et dure jusqu’en juillet 1694 avec des pointes estivales et automnales en 1693 et enfin hivernales au début 1694 !
Il semble donc assez vain de prendre les détails d’un cas particulier pour l’ériger en modèle. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas tenter de faire de synthèse et ici, la seule généralité qui vaille d’être soulignée pour l’ensemble des paroisses est, répétons le, l’inhabituelle intensité de la crise.