
De la violence
1780.
« Supplie humblement Marianne Mercadier veuve de Pierre Andrieu habitante du village del Teil et vous expose que dans la nuit du quinzième du courant ledit dimanche au lundy dernier vers une heure après minuit les nommés Joseph Blanquet du village de La Fage et François Trouche de la Cardonnié vinrent audit village del Teil en criant et hurlant come des furieux dans les rues et se rendirent directement à la maison de la suppliante où la suppliante était tranquille et couchée dans son lit jusqu’au moment quelle entendit que lesdits Blanquet et Trouche luy enfoncoint les fenettres à grands coups de pierres qui feurent bientost ouvertes et les pierres qui entraint dans sa maison à force faillirent tuer la servente de la suppliante non content de cette manœuvre ils feurent à la porte de la suppliante et comme des furieux ils l’enfoncèrent à grands coups de pierres entrèrent de suite dans la maizon de la suppliante criant toujours qu’on la payerait, la suppliante qui étoit dans son lit et dans lobscuritté se leva de suite et feut saisie de frayeur de voir ces personnages qui demandoint du feu et de la lumière, la suppliante qui leur parla avec toutte la douceur possible saisie de peur feut cependant fort maltraitée de plusieurs coups de batons et poussades quelle receut de leur part sur les cottés ce dont elle souffre beaucoup et proférant des termes sales et grossiers ils la traitèrent de gerse putain voleuse et autres semblables ; [surcharge] toutte la peine du monde à se défendre à ces monstres qui ne cherchoint sans doutte qu’à contenter leurs passions brutalles ; ils feurent encore au lit du valet de la suppliante et luy donnèrent plusieurs coups de batons et luy firent de grandes menaces […]
​
[…] Du vingtième octobre mil sept cent quatre vingts […] Joseph Vialar travailleur habitant du village del Teil […] âgé comme adit d’environ trente cinq ans […] A dit que dans la nuit du dimanche au lundy dernier seizième d’octobre mois courant étant couché dans son lit […] qu’il entendit lesdits Blanquet et Trouche hurler à la porte ou a la muraille ou sur une petitte claie qui ferme la basse cour de ladite Mercadier […]
Du dit jour Mathieu Andrieu tisserand habitant du village de La Fage […] A dit que dans la nuit du dimanche au lundy dernier seizième d’octobre mois courant […] venant de boire bouteille de St Hilaire* avec les nommés Blanquet et Trouche ci dessus nommés et passant dans le village del Teil en chantant […] il entendit que le nommé Antoine Doumayrou leur disait de la fenettre de la maison de sa metraisse s’ils luy vouloit quelque chose ils n’avoint qua venir à la maison […] et alors le témoin les quitte et lesdits Blanquet et Trouche revinrent sur leurs pas et plus na dit. […]
​​
" Du dit jour Alexis Gayrard négociant habitant du village del Teil […] A dit que dans la nuit du dimanche au lundy dernier seizième d’octobre mois courant étant couché dans son lit […] et vit a cause que cette nuit il faisoit un clair de lune très beau que c’étoient les nommés Blanquet ayné de la Fage et le nommé François Trouche cadet de la Cardonnié auxquels il parla, et leur demanda que faittes vous icy, à quoy ils répondirent nous n’en voulons pas à vous mais nous voulons faire un peu de peur à Antoine Doumayrou domestique de Marianne Mercadier qu’on dit avoir été aux vignes prendre des rasins, sans cependant lui vouloir aucun mal […]
Du dit jour André Gayrard forgeron habitant du village del Teil […] A dit que dans la nuit du dimanche au lundy dernier seizième d’octobre mois courant vers la minuit étant couché dans son lit […] reconnut que c’étoint les nommés Blanquet ayné de la Fage et François Trouche cadet de la Cardonnié qui parloient à Marianne Mercadier et lui disoient que quand elle avaoit un bon valet elle ne scavoit pas le garder, qu’ele avoit eu tort de louer Antoine Doumayrou pour son domestique attendeu disoient ils queledit Doumayrou allait dans les vignes […] nous voulons scavoir dudit Doumayrou pourquoy est ce qu’il nous a interrompeu dans notre chant il nous a crié par deux fois […]
* Il y a un cabaret au « château » de Saint-Hilaire, du moins depuis qu’il a été racheté par Antoine Martin, marchand de Montirat (achat du 17 août 1772).
Au premier abord, l’on pourrait penser qu’il s’agit d’un classique tapage nocturne, effectué par deux hommes ayant un peu abusé de la dive bouteille et qu’en empêchant l’expression de leurs talents de chanteurs, les plaignants ont subi des violences non préméditées. L’affaire n’est peut-être pas aussi simple. En effet, en recherchant des éléments sur la biographie de Marianne Mercadier, l’on a découvert qu’elle était âgée de 29 ans en 1780, et veuve depuis deux ans. Elle avait épousé, onze ans auparavant, en 1769, à l’âge de 18 ans, ce qui est assez rare à une époque où l’âge moyen au mariage des femmes est bien plus élevé (27 ans), Pierre Andrieu, laboureur, originaire de la Cardonié et son aîné de 14 ans (il décédera en 1778, à l’âge de 43 ans). De leur union sont nés au moins trois enfants : Jean-Pierre en 1773, Catherine en 1775 et Anne-Marie en 1777. Marianne Mercadier se remariera, en mars 1781, juste après la mort de son propre père, avec Jean Doumairou, laboureur âgé de 33 ans, originaire de Narthoux, avec qui elle aura cinq enfants. Antoine Doumairou, le domestique chahuté (voir texte) de Marianne Mercadier en 1780, est le frère cadet de son futur époux. Au vu de ce contexte, c'est-à-dire une situation de jeune veuve relativement aisée (une servante et un domestique) donc peut-être « bon parti » et en tout cas … en voie de se remarier, le tapage qu’elle subit, pourrait-être une variante de la pratique du « charivari ». Cette expédition nocturne toujours bruyante de la jeunesse villageoise dénonçait les mariages jugés incongrus par la communauté, notamment ceux où les partenaires ont un écart d’âge trop grand (essentiellement quand des veufs âgés épousaient de jeunes femmes). Marianne Mercadier avait peut être, on pourrait même dire probablement, déjà connu un charivari lors de ses premières noces …
Pas de chance … trois mois après ce remariage, elle est de nouveau en situation de plaignante face à la justice seigneuriale, mais cette fois ci, c’est son époux de fraîche date qui a été attaqué :
1781.
« L’an mil sept cent quatre vingt un et trente et unième jour du mois d’août […] A comparu Marianne Mercadier, femme de Jean Doumayrou laboureur habitante del Teil qui nous a requis et priés de nous transporter dans sa maison pour recevoir la plainte dudit Doumayrou son mary qui a eté cruellement maltraité de la part de Joseph Miquel et Jean Martin laboureurs habitants du village del Bosc paroisse de Joqueviel, le vingt huitième du courant au retour de la foire de Monestiès, ledit Doumayrou étant en la compagnie de ces derniers desquels maltraitement ledit Doumayrou est alitté et en danger de mort […] étant allé à la foire de Monestiès […] pour y vendre une paire de bœufs le nommé Joseph Miquel laboureur proposa au suppliant de changer lesdits bœufs avec une paire de vaches que ledit Miquel avait ce qui feut en conséquence fait et ledit Miquel rendit au plaignant six livres pour le retour qu’il lui paya de suite le soir en se retirant de la foire. Le plaignant fit voyage avec ledit Miquel qui était acompagné du nommé Jean Martin dudit vilage del Bosc et autres jeunes gens qui étoient avec luy et avant detre arrivé , près le château de St Hilaire […] ledit Miquel commensa à quereller le plaignant sur le change qu’ils avoient fait en luy disant qu’il vouloit absolument qu’il luy rendit les six livres sans quoy il vouloit le tuer […] lesdits Miquel et Martin se jetterent sur le plaignant , le jetterent à terre et luy enfoncèrent avec les genoux l’estomac et le serrèrent si fort des antrailles qu’à peine il peut se lever non conten encore de ce procédé le plaignant ayant marché environ vingt pas les dits Miquel et Martin le reprirent et l’assommerent de plus fort de coups avec battons ou tricots* de facon que sans le secours d’autres personnes […] le plaignant seroit resté mort […]
​
* Tricot : gourdin. Il nous en reste le mot trique.
​
Comme pour la précédente affaire, « l’avocat-juge » (maître Antoine Gasquet) convoque et auditionne des témoins (quatre) dont il transcrit les propos qu’il transmet, dans un « cayer dinformation », au procureur juridictionnel de Lagarde Viaur. En outre, le maître chirurgien Jean Pierre Trébosc, de Monestiès est assigné à vérifier les « blaisseures » faites au plaignant. Hélas, son rapport est manquant tout comme la conclusion du procès qui a dû échapper à la justice seigneuriale mais que nous n’avons cependant point trouvé dans les archives de la viguerie.
Jean Doumayrou est victime d’une violence qui se déroule à l’issue de négociations marchandes tumultueuses. Pour les autres dossiers présents dans les archives de la justice seigneuriale, ce sont des confrontations entre voisins qui tournent mal : un détournement d’eaux pluviales dans un pré se termine en pugilat, où pioche et pelle sont détournées de leur usage habituel ; un passage dans des vignes s’achève par une blessure au couteau. Dans ces trois cas de violence, la justice seigneuriale fait appel, pour le jugement, au procureur juridictionnel et se contente de recueillir les témoignages. Donc au total, seulement cinq plaintes pour coups et blessures ont été déposées à la justice seigneuriale en vingt deux ans. C’est fort peu, même si l’on y ajoute les cas jugés à la viguerie de Lagarde Viaur : une douzaine de cas en dix-sept ans pour des querelles du même type. L’on pourrait logiquement en conclure que nos habitants vivaient dans une société apaisée, au faible degré de violence. Pourtant les descriptions des témoins lors des procès laissent à penser que l’on pouvait facilement et rapidement « en venir aux mains » afin de régler (ou aggraver …) un différend.
La question du niveau et du déclin de la violence pendant la période mérite d’être posée, mais dans notre cas, trop d’incertitudes demeurent pour pouvoir apporter une réponse pertinente. En premier lieu, en ce qui concerne le degré de violence, mesuré à l’aune des procès, celui-ci est sans doute sous-estimé car on peut penser que bon nombre de bagarres, aux blessures limitées, se sont terminées par une médiation quelconque (voisins, communauté villageoise, curé, notaire, voire seigneur) donc sans plaintes auprès de la justice seigneuriale à laquelle on préfère ne pas s’adresser pour régler ce genre de conflit. Enfin, cette dernière a pu aussi, se sachant incompétente en la matière, renvoyer directement certains plaignants à la justice royale sans que cela ne laisse de traces à l’échelle de nos communautés. Au sujet de ce recours à la justice, nous sommes un peu en contradiction avec les prudentes conclusions d’Anne Zink qui pense au contraire : « Même s'il ne s'agit que d'une impression, mes expériences de Bayonne au XVIIe siècle et des Landes au XVIIIe siècle, me font penser que les populations du Sud-Ouest recourent moins que d'autres à la violence. Elles ont donc davantage besoin de l'institution judiciaire et un certain plaisir, peut-être, à faire appel à elle. »
Ensuite, il nous est difficile de mesurer l’évolution de la violence dans le temps : déjà, les quelques cas dont nous disposons pour nos vingt années de la fin du dix-huitième siècle ne forment pas à proprement parler une véritable série, alors il est évidemment impossible d’établir une comparaison valable avec le siècle et demi qui précède et pour lequel nous n’avons pratiquement aucune donnée.
Ailleurs, comme ici, ce sont les affaires de violences nocturnes qui sont majoritaires (55 % des violences recensées par Robert Muchembled qui a étudié tout spécialement l’Artois) et elles ont souvent lieu le Dimanche ou jour de fêtes (42 % des cas) : « La violence et la nuit sous l’Ancien Régime », Ethnologie française, juillet-septembre 1991.
Le même auteur dans « Société, cultures, op.cit, » souligne le développement de l’usage de l’eau de vie dans les campagnes françaises au XVIIe siècle, nous n’avons localement aucune source confirmant ce phénomène mais le cabaret semble fréquenté avec assiduité.
​