
Du célibat
Pension viagère d’une célibataire, 1770.
Les parties du testament ci-dessous qui ne sont pas retranscrites (…) sont celles où se trouvent les formules religieuses habituelles (début) ou juridiques (fin) ainsi que tout ce qui concerne les deux autres filles de la testatrice qui sont mariées et reçoivent cinq sols en sus de ce qu’elles ont eues dans le contrat de mariage. Cette clause classique n’a pas l’intérêt du legs à la dernière fille, visiblement non mariée.
« L’an mil sept cent soixante dix et le vingt quatrième jour du mois de juillet après midy dans le lieu de Joqueviel par devant nous notaire royal et tesmoins bas nommés et dans la maison de Marie Gayrard, veuve d’Alexis Marty [Marti (ou Marty) Alexis est originaire de la Pégarié mais nous n’en savons pas plus, si ce n’est qu’il est déjà décédé en 1665, quand sa fille Catherine se marie. Nous n’avons pas trouvé l’acte de décès mais il y a des périodes de lacunes dans les registres de la paroisse. Nous n’avons pas non plus mention d’un Marty Alexis dans la capitation de 1695. Le seul Marty du rôle est à la Cardonié (tout près de Joqueviel). Marie Gayrard, sa femme, est née le 28 octobre 1704. Mariés le 21 juin 1728.] , brassier fut présante ladite Marie Gayrard que nous avons trouvée en bonne santé et libre de tous ses sens laquelle nous adit à la présance desdits tesmoins vouloir faire son testament nuncupatif (…) [le testrament nuncupatif est dicté oralement devant témoins. Les testaments olographes (écrits par les testateurs) sont rarissimes dans une société où règne l’analphabétisme ]
(…) et lègue à Jeanne Marty sa fille telle légitime que de droit et outre et par-dessus luy donne la pension viagère suivante savoir dix livres* de lard salé, dix livres*d’huile de noix, dix mesures* de châtaignes, trente pintes* de vin pur,(Cette précision n’est pas inutile car on échange aussi du demi-vin (« vin aygado » en occitan, c’est à dire coupé d’eau) comme on peut le voir plus bas dans l'autre pension viagère transcrite.) une robe de cadis de quatre en quatre ans, deux chemises chaque deux années, le bois qu’il luy faudra pour son chauffage qu’elle prendra du bucher, de même que les herbes et autre jardinage pour son pot qu’elle prendra du jardin et un boisseau* de sel et douze mesures* de seigle payable ladite pension par son héritier bas nommé à ladite Jeanne Marty chaque année par avance à condition qu’elle la dépensera dans la maison et pour cet effet ladite testatrice laisse en jouissance à sa fille la petite chambre qui se trouve au troisième étage et qui donne sur le midy c'est-à-dire sur la place publique dudit Joqueviel garni d’un lit et de quelques chezes et ledit héritier luy fournira des draps de lit et sera tenue de faire sa soupe et de faire bouillir son pôt (…) au four commun de la maison (…)
(…) nommé pour son héritier général et universel son fils Alexis Marty (…) et institué lesdites Marie Catherine et Jeanne Marty, ses trois filles les héritières particulières (…)
Minutes de maître Rigal, 1770, folio 178. A.D.T 3E 80/37
Notes :
L’héritier universel (Alexis) reçoit l’ensemble des biens, l’héritier particulier un bien spécifique désigné par le testateur.
Alexis est marié à Clergue Catherine dont il aura 8 enfants (à la date du testament, l’aîné, "autre Alexis", a 4 ans). Il mourra le 28 octobre 1787, à 52 ans. Il serait donc né en 1735 (période lacunaire des registres paroissiaux de Saint Martial).
Marie est née le 26 janvier 1730, nous n’avons pas trouvé les actes de naissance des deux autres filles, leur naissance étant probablement postérieure comme celle d’Alexis. Elle s’est mariée à Jean Caysials de Lherm (indication dans le testament), nous ne savons pas quand.
Catherine s’est mariée à Jean Laprique, le 11 octobre 1765.
Jeanne est, comme son frère et deux de ses sœurs, sans doute née entre 1733 et 1737 ; elle est célibataire mais comme elle a tout juste la quarantaine, les démographes ne la classerait pas encore comme telle (après cinquante ans).
* Voir supra (chapitre accueil) l’encadré sur les unités de mesures sous l’Ancien Régime. La pinte est la base des mesures de liquide, une barrique = 90 pintes, un muid 288 pintes ; la pinte vaut 0,9 litres à Paris, plus dans le Ségala (près de 3 litres).
Jeanne reçoit autour de quatre-vingt dix litres de vin pour l’année. Cette consommation annuelle semble dans les normes de l’époque, tout du moins pour une femme. (Voir : « Contribution à l'histoire de la consommation alimentaire du XIVe au XIXe siècle », Bartolomé Bennassar, Joseph Goy, Annales, 1975). Si la pension viagère de notre célibataire met en relief l’importance du vin dans l’alimentation rurale de l’époque moderne (on se méfie de l’eau et avec raison car souvent polluée) elle souligne aussi le rôle du porc (lard qu’elle conserve peut-être dans le sel qu’on lui réserve aussi) et celui plus régional des châtaignes et du seigle. Nous avons trouvé deux autres exemples de pension viagère (justice de Jouqueviel et de la viguerie de Lagarde Viaur) qui mentionnent aussi vin lard et seigle et en plus pommes, « aricots » et huile de noix. Nous transcrivons l’un deux car il illustre - outre le modèle local d’une pension viagère - le recours en justice d’une veuve qui veut que ses divers droits (restitution de dot, augment) soient respectés.
Les droits d’une veuve, 1775.
« Entre Catherine Mader* veuve d’Antoine Fraysse* du village de La Cardounié suppliante par requête du 20e avril 1775, intime à Jean Dardene** tisserand habitant dudit La Cardounié […] à ce que ledit Dardene en qualité de donnataire et jouissant des biens de feu Antoine Fraysse soit condamné à rendre et restituer à la suppliante la somme de deux cens vingt livres qui fut payée par Antoine Mader*** son frère audit Fraysse acompte de la dot ensemble à luy délivrée et payée en espèces. La pension viagère qui consiste en la jouissance d’une chambre, d’une mesure de chenevière**** de deux mesures de chataignal***** une demi barrique vin pure , une demi barrique de demi vin, dix livres lard salé, dix livres huille de noix, un setier ****** blé seigle, deux sacs pommes, un boisseau sel et une robe de cadis de quatre en quatre ans, du bois et du jardinage pour son usage, de même laugment******* par elle gagné qui consiste en la jouissance de la moitié de sa dot suivant l’usage du païs d’albigeois. Le tout porté par le contrat de mariage de la suppliante avec ledit Fraysse en date du 19 septembre 1758 [ou 55 en surcharge] reçu par feu maître Albar notaire comme aussi à payer à la suppliante la somme de soixante livres pour ses habits de deüil […] »
Notes :
* Antoine Fraysse, brassier, est décédé en 1774, il était né en 1705. Marié à 51 ans en deuxième noces à Catherine Mader (35 ans), en 1756. Le couple ne semble pas avoir eu d’enfants.
**Jean Dardenne est héritier car il a épousé Jeanne Fraysse en 1757, cette dernière est née du premier mariage d’Antoine Fraysse avec Monestiés Catherine.
***Antoine Mader est l’aîné (9 ans de plus que Catherine) de la famille Mader/Pascal. Il a payé la dot de sa sœur car il est l’héritier universel du père et doit donc régler à ses frères et sœurs « la légitime », ici sous forme de dot (arrangement classique).
**** Chenevière : terre plantée de chanvre. Une mesure vaut une cinquantaine d’ares à Jouqueviel et Montirat et une soixantaine à Mirandol (archives du Tarn en ligne : http://archivescompoix.tarn.fr/index.php?id=1360).
***** Transcription de l’occitan castanhal : châtaigneraie.
****** Setier mesure de volume des grains
******* Laugment : voir chapitre sur la dot
Pour en revenir au premier document, outre les indications sur les pratiques alimentaires fournies par la pension viagère, l’intérêt de ce testament est de procurer un éclairage, - certes très partiel et non significatif, puisque simple cas isolé - sur une situation mal connue : celle des filles restées célibataires. Nous n’avons pas d’idée précise sur la part du célibat féminin et encore moins masculin, faute de sources fiables pour la région d’entre Viaur et Candour, car les registres paroissiaux sont souvent muets sur l’état matrimonial des décédés. Les femmes restées célibataires représenteraient en moyenne en France 7 % de l’effectif des femmes nées entre 1660-64 (8,5% entre 1720-24 et 14 % entre 1785-89), mais dans le monde rural et notamment celui du midi, la proportion est très inférieure (moitié moins) à cette moyenne. La part des hommes célibataires, encore bien plus difficile à estimer, serait cependant du même ordre.
Marie Gayrard est une veuve, devenue chef de ménage, disposant donc de ses biens. Elle « protège » sa fille célibataire en lui assurant logement et nourriture dans la maison de famille où réside le fils aîné. Nous ne savons malheureusement rien de l’activité de Jeanne Marty, sa fille. Comme beaucoup de femme célibataire elle est sans doute domestique. Le père décédé étant brassier, il est peu probable qu’elle ait pu travailler au sein du cercle familial. Servante ou bergère chez un laboureur local ? On ne peut l’affirmer mais l’hypothèse est fort vraisemblable.
Jeanne, la seule célibataire des membres de la fratrie se trouve démunie du cadre d’une belle-famille par rapport aux autres filles mais est assurée grâce à sa mère et à l’accord des sœurs et du frère de conserver un toit. Il ne faudrait pas faire de cet exemple de solidarité familiale, ou en tout cas parentale (et/ou féminine ?) une règle : dans beaucoup d’autres cas, assez nombreux, les successions se terminent au tribunal (un quart des affaires jugées par la justice seigneuriale de Jouqueviel entre 1767 et 1789) …
On peut lire sur le sujet : Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, « La femme seule à l'époque moderne : une histoire qui reste à écrire », Annales de Démographie Historique, année 2001, pp. 127-141 ; ou Louis Henry, Jacques Houdaille : « Célibat et âge au mariage aux XVIIIe et XIXe siècles en France. I Célibat définitif » in Population, année 1979, pp. 403-442. En ligne sur Persée.