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Des sources indirectes

              Bon nombre de documents rencontrés au cours de l’exploration des archives révèlent des aspects de la vie quotidienne que nous n’avons pas jusque là abordés et qui feraient peut-être de nos jours « la une » de la rubrique faits divers des journaux locaux. Nous l’avons dit, nous iignorons beaucoup de choses de la vie des habitants au jour le jour : nous ne disposons pas, pour notre mini région, de traces matérielles suffisantes (outils, habitat, vêtements) et en ce qui concerne l’écrit, toutes nos sources sont  « indirectes » car l’immense majorité de la population, analphabète, n’a pas pu témoigner.

 

             Dans le département, à la veille de la Révolution, moins de la moitié des conjoints masculins signe leur acte de mariage. En outre, soulignons que la présence d’une signature ne garantit pas la réalité d’une véritable capacité à écrire. D’ailleurs, la graphie, souvent très maladroite de quelques uns sachant écrire leur nom nous incite à penser que pour autant ils ne maîtrisaient pas vraiment l’écriture et qu’ils n’utilisaient sans doute qu’exceptionnellement celle-ci. Il faut cependant remarquer qu’après 1750, dans les registres des paroisses locales, les signatures des époux mais aussi des témoins, ou pour les baptêmes, des parrains, se multiplient, sans toutefois devenir la règle. Il arrive même que tous les présents, sauf les femmes, signent. Un siècle auparavant il n’y a pas de tels exemples.

             Une seule signature féminine a été repérée dans les registres des Infornats, celle de Claire Lafon, résidant à Albi et … en famille avec le curé-doyen du lieu, autant dire qu’il s’agit d’un cas singulier, à tous les sens du terme ; il en va de même dans la paroisse de Canezac où la seule signature féminine repérée est celle de Jeanne Albar, fille du notaire du lieu. Dans les minutes de maître Aymé, notaire à La Garde Viaur, Jeanne de Galbié veuve de Pierre Gailhard, « bourgeois » du lieu signe en 1748 une quittance de dettes, tout comme, en 1762, Marie Merlin, fille d’un apothicaire de Naucelle et veuve d’Antoine Serres, praticien à Lagarde Viaur.

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 La très belle signature de Marie Merlin (minutes notariales de Maître Aymé, 1762, folio 90)

 

 

              Il s’agit là de cas exceptionnels, mais indiquant tout de même un progrès de l’alphabétisation au XVIIIe siècle, surtout dans sa deuxième moitié ; autre trace de ces avancées, cette fois-ci dans les archives judiciaires de La Garde Viaur, où l’on trouve la présence d’un maître d’école dans ce hameau : Antoine Ychard, 54 ans. On constate nettement ces indéniables progrès à l’échelle nationale à la fin du XVIIIe : presque la moitié (47 %) des hommes alphabétisés à la veille de la Révolution contre seulement 29 % un siècle auparavant et pour les femmes passage de 14 % sachant signer à 27 % pour la même période.

               Nous n’avons pas effectué de calculs pour notre micro-région mais l’absence totale de signature féminine (aux exceptions près signalées plus haut) est un indice clair qui montre que la situation de nos communautés est celle qui règne dans le « triangle inculte » (Expressions d’Emmanuel Leroy-Ladurie, « Histoire de la France rurale, op.cit., p 523 ) dont fait partie "l’Occitanie profonde". Elle place la quasi-totalité de la population, quand elle doit avoir recours à l’écrit, dans un état de dépendance absolue  d’autant plus que le français n’est pas la langue maternelle et que sa maîtrise orale … vaut celle de l’écrit. Inutile de préciser que les signataires sont laboureurs, praticiens, marchands ou artisans mais presque jamais - sauf exceptions aussi rarissimes qu’une signature féminine - brassiers. Astoul Guy, « Les chemins du savoir en Quercy et Rouergue à l’époque moderne. Alphabétisation et apprentissages culturels », Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 1999, tout en atténuant un peu le poids de l’analphabétisme régional souligne que le facteur discriminant reste social : un laboureur sur deux signe les actes (notariés ou paroissiaux) alors qu’à peine un journalier sur dix peut le faire.

               A défaut de « livre de raison » (cahier de comptabilité et de notes familiales) de paysans que les historiens ont parfois pu trouver ailleurs* et surtout dans d’autres milieux, il faut donc pour notre micro-région, comme nous ne disposons pas de témoignages directs des paysans se contenter des données indirectes fournies par le filtre du regard des autres et consignées dans les actes notariés ou les comptes-rendus des audiences de la justice seigneuriale de la baronnie de Jouqueviel (ou de la viguerie de Lagarde Viaur). Ajoutons que les habitants parlent l’occitan et donc que leurs propos chez le notaire, ou leurs témoignages en justice, sont toujours une traduction de leur discours qui est donc en quelque sorte « doublement » indirect. Il faut pourtant se contenter de ces pièces et en particulier des procès-verbaux ou enquêtes qui, bien que témoignant de situations conflictuelles, sortant de l’ordinaire, nous fournissent de multiples informations sur les faits divers de la vie quotidienne.

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*Jean-Pierre Marby, « Le prix des choses ordinaires, du travail et du péché: le livre de raison de Ponce Millet, 1673-1725 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2001/4 (no48-4), pages 7 à 31 (en ligne su Cairn.Info)

.Bernard Bodinier, « Un journal paysan du XVIIIe siècle. Le livre de recettes et dépenses de François Jacques Maret laboureur et vigneron à Bueil (Eure), de 1730 à 1761, Histoire & Sociétés Rurales, 2013/2 (Vol. 40), pages 97 à 154. Tous deux concernent des paysans que l’on peut considérer comme « marginaux » par rapport au profil des paysans du Ségala : le premier, Ponce Millet, quitte la campagne et devient domestique en ville et le second, François Jacques Maret, est un gros laboureur (17 hectares).

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 Thierry COUËT , "Entre Viaur et Candour  1600-1789"

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