
1623-1688 une lutte anti-seigneuriale
Contestation de « néo-seigneurs »
Les droits d’un seigneur ne sont pas toujours reconnus : de 1623 à 1688, les habitants de Jouqueviel ont, sous diverses formes, contesté les droits des seigneurs locaux, Jean de Faramond, puis René, son fils. Jean Nicolas dans son ouvrage, « La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789) » évoque rapidement ce conflit, en l’insérant dans le contexte national, où il a recensé, pour la période étudiée, 8500 « émotions populaires », soit comme il l’écrit, « un frémissement quasi ininterrompu » (p 29). Nous résumons ici une longue et complexe affaire plus détaillée ailleurs.(Thierry Couët, « Une révolte antiseigneuriale … op.cit, SSABLT, Bulletin LXXII, 2018, pp.193-211.)
Nationalement, les révoltes antiseigneuriales ne représentent que 6 % des affaires. C’est peu, et ces rébellions viennent bien loin derrière la colère contre le fisc (plus d’un tiers du total) ou encore les émeutes alimentaires (17,6 %). Pourtant, il ne faut pas minimiser leur importance : dans le cadre régional, les conflits entre seigneurs et communautés représentent le second rang des affaires criminelles traitées par le parlement de Toulouse. A l’échelle de la France, les communautés contre les seigneurs ont cherché le plus souvent à défendre leurs droits collectifs et les biens communaux (30,9 % du total), ou bien à protester contre les redevances (17,2 %) comme ce fut le cas à Jouqueviel et aussi parfois, les deux choses mêlées à la fois …
Jean Nicolas dans son ouvrage, (p 203) classe la rébellion des habitants de Jouqueviel dans la catégorie des contestations des « néo-seigneurs », c'est-à-dire de nobles ayant acquis depuis peu leur seigneurie (et non pas leur noblesse qui, elle, peut-être ancienne). C’est bien le cas de la famille de Faramond. Leurs archives montrent qu’ils sont bien des « néo-seigneurs » à Jouqueviel. La baronnie de Jouqueviel a été achetée aux enchères pour la somme de 1000 livres, le 13 septembre 1565, à l’évêché de Rodez, par René de Lavernhe (ou Vernhes), noble possédant le château de Pauletou, à Naucelle. Avec un art consommé des alliances matrimoniales, cette famille a tissé, comme savaient le faire les nobles (et sans doute encore mieux les récemment anoblis) des liens multiples avec les de Faramond, vieille lignée de la noblesse rouergate. Ainsi dans les années 1570, deux frères Vernhes épousent deux sœurs Faramond et une fille, Jeanne, épouse, en 1590, Pierre de Faramond (baron de Miramont, seigneur de Caplongue). C’est lui qui reçoit en héritage de sa belle-mère mais contre monnaie sonnante et trébuchante (4200 livres), en 1593, une partie du domaine. Après la mort de son épouse (1610) il hérite d’une autre partie de la baronnie de Jouqueviel et il en fait hommage au roi, en 1612. Les biens sont transmis à sa mort (1613), à son fils, Jean de Faramond qui, la même année, avait épousé sa cousine au troisième degré, Anne de Glandières qui lui apportera ainsi, en « prime au mariage », les titres de seigneur de Balsac et Prades (Aveyron).
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De la phase de « basse intensité » 1623-1663 à la guerre ouverte 1663-1686
Jean de Faramond a été nommé, le treize janvier 1611, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi (à l’époque Louis XIII). Si la charge n’a rien d’extraordinaire pour une famille de vieille noblesse (celle des Faramond remonte au moins au XIIIe), elle lui donne cependant un certain prestige, bien plus que ne peut le faire la modeste baronnie de Jouqueviel. En effet, celle-ci n’est sans doute pas d’un grand rapport puisque le bien avait été qualifié, en 1565, lors de la vente par l’évêché de Rodez, de « le moins commode et le moins préjudiciable à l’évêché ». De modeste étendue et dans une région pauvre (le Ségala tarnais de l’époque ne connaît pas encore la chaux) cette seigneurie, héritée de son père, a été complétée par quelques menus achats de terres ou de droits. Ainsi sont rachetés à la famille de La Vistour, en 1611 et 1618, des droits cédés quelques années auparavant. Malgré tout, l’ensemble des pièces qui composent le puzzle final ne représente qu’un bien relativement modeste dont le baron ne peut même pas en retirer, auprès des paysans, les redevances qu’il en attendait. En effet, elles sont contestées, dès 1623, par la communauté paysanne qui refuse de reconnaître les droits féodaux de Jean Faramond sur les terres de Jouqueviel. En 1626, la sénéchaussée de Toulouse tranche en leur défaveur.
Rien dans nos sources, ne permet d’éclairer précisément les origines du refus des paysans, ni leurs arguments. Cependant, de nombreuses pièces, issues pour la plupart d’autres procès en marge de cette affaire, et d’une vingtaine d’années postérieures à ses débuts (1642-1663) montrent que les droits du baron de Jouqueviel avaient des fondements fragiles et précaires qui sont contestés non seulement par la communauté paysanne mais aussi par un noble local, Antoine de Saint Alary dont le «château» éponyme est sur le territoire de la commune. Antoine est en famille avec les Faramond, car son père, Gabriel, a épousé en 1592, Marie Vernhes, nièce de Pierre de Faramond … (voir plus haut). Mais les liens familiaux n’évitent pas les chicanes, bien au contraire ! Ainsi, Antoine de Saint-Alary exhibe un testament, en date de 1583, pour réclamer les droits féodaux concernant des terres reçues par son père lors de son mariage et jouxtant son château (le Gurp, Puech Lac, la Dessagne, La Brègue, la Vigarié) ce que Jean de Faramond, puis son fils, contestent en justice. Ce dernier ne voit en son parent qu’un « justiciable, hommager, emphytéote et vassal » qui a en outre la « félonie » de fournir des documents non signés pour l’attaquer (expressions extraites d’un factum de défense, pour René de Faramond, écrit en 1667, donc postérieur au procès mais résumant l’affaire). En 1648, le baron de Jouqueviel va plus loin et accuse carrément, «Monsieur de Saint Alary», d’être «le chef du parti des paysans».
D’appels en appels, l’affaire Alary/Faramond traîne pendant une vingtaine d’années et tourne en partie au profit final des Faramond. Dans un tel contexte, on peut penser - pour le moins - que des rumeurs circulaient dans le microcosme local, sur la légitimité des droits du seigneur… ce que les paysans n’ont pas manqué de saisir et d’exploiter, surtout s’ils regrettaient le régime ecclésiastique antérieur dont les censives étaient peut-être moins lourdes, ce que nous ignorons.
De 1626 à 1648, un « modus vivendi » semble s’être installé entre les deux parties autour d’un compromis – supposé car en réalité on en ignore tout - reposant sans doute de la part du seigneur soit sur un abandon de fait des redevances, ou bien encore sur des arrangements financiers négociés mais un minimum favorables aux paysans. En 1648, le baron relance ses réclamations qui après de multiples accrochages mal connus débouchent sur un affrontement moins feutré avec son fils René. Arguant qu’il aurait été bousculé par des paysans, celui-ci engage, au sénéchal et parlement de Toulouse, un nouveau procès, en juin 1663. A son issue, le 13 septembre, de nombreux habitants sont condamnés à la prison, au bannissement, voire à la peine de mort.
C’est à partir de cette date que le conflit, jusque là de relativement « basse intensité », change de visage : débute alors une violente épreuve de force entre une communauté, entêtée à ne pas payer des droits seigneuriaux qu’elle ne veut pas reconnaître et qu’elle a sans doute jusque là réussi à ne pas payer entièrement, et un seigneur, au tempérament guerrier, certainement plus prompt au combat qu’à la négociation diplomatique. Au vu des actions dont on l’accuse, le baron est visiblement peu enclin ni au compromis, ni à l’inaction, il a du tempérament et manifestement n’a pas hérité du caractère sans doute plus conciliant de son père, mort en 1655. Par exemple, en 1660, il n'a pas hésiter à défendre ses fermiers, armes à la main, dans son château de Balsac en Aveyron, lors d’un siège engagé par des habitants de Rodez. La « phase dure » du conflit avec la communauté va durer plus d’un quart de siècle : le baron fera preuve de ténacité ! Il se montre aussi fin stratège et cède dans un arrangement de famille (18 octobre 1663) la jouissance de son château de Jouqueviel, à sa belle-sœur Charlotte d’Imbert du Bosc, épouse de son frère cadet Alexandre, pour « esviter le dessein de ses esnemis » (expression employée par le baron lors d’un de ses nombreux procès, ici en avril 1686, à la cour des aydes de Montpellier).
Mais la victoire en justice, les protagonistes l’avaient déjà expérimenté, ne garantit rien sur le terrain. Ainsi début mars 1666, de nouveaux troubles auraient éclatés et débouchés, au son du tocsin, sur la prise et le pillage du château par les paysans. C’est le début d’une occupation qui durera une vingtaine d’années ! Le parlement de Toulouse prend son premier arrêt de « réintégrande », au profit de Charlotte d’Imbert, demande l’inventaire du château et envoie le prévôt de la sénéchaussée sur place. Il est repoussé par les paysans et ne peut que constater leur rébellion. Les procédures diverses et variées reprennent de plus belle pendant une quinzaine d’années et beaucoup d’autres arrêts similaires suivront, tous sans effets sur le terrain, illustrant l’impuissance du Parlement à exécuter ses jugements. Le caractère « inextricable » (Nicole Castan, « Justice et répression … », op.cit., p 147) des justices d’Ancien Régime, que les plaideurs professionnels savent utiliser, facilite les recours de toutes sortes après de diverses cours. La complexité de la procédure civile permet elle aussi de multiples possibilités de « chicanes »
Pourtant, il faut bien à un moment négocier : en avril-mai 1681, un compromis est engagé avec la communauté, représentée par le recteur de Canezac, Vincent Jacquelin, (prêtre de la paroisse de 1661 jusqu’à 1695, avec des registres paroissiaux très bien tenus) député des « manants et habitants de la terre et juridiction de Jouqueviel » (dixit René de Faramond), nommé le 20 août 1680, et procurateur de François Martin du Bosc. Les deux parties, désirant terminer à l’amiable tous les procès et différents, se placent sous l’égide d’Henri d’Aguesseau, intendant du Languedoc qui désigne une commission d’arbitrage (un avocat et un procureur à la cour). La base des négociations se fait à partir de l’arrêt de réintégrande (Action de réintégréation dans la possession d’un bien en général enlevé par la force) de 1667, pris par le Parlement de Toulouse. Les pourparlers sont très vite bloqués car le baron et la communauté sont parallèlement aussi en procès pour le montant des tailles dues par le seigneur pour ses terres « roturières »… Ce n’est qu’au mois de mai 1688, mais le baron savait attendre …, qu’un arrêt est solennellement proclamé à la sortie de la grand-messe devant l’église paroissiale de Jouqueviel. Il semble bien que ce soit le point final du conflit que René de Faramond a finalement conclu en sa faveur. Il n’en profite guère puisqu’il meurt en janvier 1689.
La communauté contre le baron : le syndic et ses appuis.
Pour se défendre, les habitants des paroisses de « Joqueviel et des Infornats » ont élu comme « syndic » un habitant du hameau « del Bosc », François Martin. Le syndic, mandataire de la population, a des attributions encore mal définies par l’administration royale et les seigneurs ne reconnaissent pas ou peu cette fonction. C’est pourtant lui que René de Faramond doit affronter, même s’il emploie régulièrement, le terme de « prétendu sindic » à propos de François Martin (et de ses successeurs).
Que sait-on du personnage ? A vrai dire peu de choses, mais l’on peut tout de même esquisser un portrait. Tout d’abord on a pu s’interroger sur son nom car le curé de Balsac, en forte inimitié avec René de Faramond, portait le même ! Mais notre homme n’est pas le curé de Balsac, car si cela avait été le cas, il est certain que René de Faramond l’aurait signalé or il précise, dans son placet à l’archevêque d’Albi, qu’il s’agit d’un proche parent du notaire de Montirat : Guillaume Alaux. Dans les registres paroissiaux de la commune de Jouqueviel, qui hélas pour cette période sont très lacunaires, nous n’avons pas trouvé trace d’un François Martin. En revanche, l’on découvre bien une famille Martin qui réside au même endroit, le « Bosc-Haut » et dont le chef, nommé Jean est le parrain d’un enfant d’une famille Alaux mais cette fois de Jouqueviel et non de Montirat …!Or, il existe un Jean Martin – nous le savons, par une citation en justice – qui est le frère de François Martin. Unique et même personne pour ces deux sources ? On ne peut l’assurer totalement, tant le patronyme est répandu dans la région, tout comme celui d’Alaux, mais les présomptions sont fortes qu’il s’agit bien de la même famille.
François Martin qui fait partie des habitants condamnés en septembre 1663, a une trentaine d’années en 1660 et est, dans les arrêts de justice, qualifié de « praticien ». Il s’agit du plus bas échelon des hommes de loi. Non gradué en droit, (on ne trouve pas trace de François Martin dans le « Répertoire géographique des étudiants du midi de la France (1561-1793) » de Patrick Ferté où tous les gradués de la région sont listés) sans office, le praticien travaille la plupart du temps pour un notaire. On ne sait pas où travaillait François Martin, sans doute dans l’office de son parent Alaux, mais il ne manque pas de notaires aux alentours (Jouqueviel, Canezac, Montirat, Lagarde Viaur, Mirandol) susceptibles de l’employer, comme de soutenir la cause de la communauté. Nous en voulons pour preuve que selon René de Faramond, outre le notaire de Montirat, un autre « notable de robe » local, le juge « banneret » (non royal) de Rosières, Charles Blays (ou Bleys), a conseillé et soutenu la communauté, pour s’adresser à Jean Teulier, procureur du Roi à Albi, subdélégué pour la Chambre de Justice.
Ces modestes « robins ruraux » qui sont assez nombreux dans les communautés de la région (on dénombre au moins un praticien dans tous les gros hameaux environnants) outre leurs contacts de travail ont souvent entre eux des liens familiaux qui peuvent être gages de solidarité (tout comme source d’inimitiés il est vrai …). Mais surtout, ils connaissent très bien les habitants et leurs problèmes car ils traitent ou au moins ont connaissance de toutes leurs affaires importantes (contrats de mariage, ventes, emprunts et dettes, plaintes …) et sont tous issus de familles du terroir. Les minutes notariales du premier Jean Albar (1669-1742), notaire à Canezac permettent de dresser pour la fin du dix-septième siècle une liste de ces praticiens : ils sont tous fils des laboureurs les plus puissants ou bien des marchands locaux. Bref, à l’échelle des lieux ce sont des notables, petits dans l’absolu certes, mais aussi très bien enracinés dans leur milieu. Donc, face à une procédure judiciaire, rien d’étonnant dans le choix des habitants : François Martin connu de tous et doté de rudiments de droits est parfaitement adapté à être le représentant presque « naturel » de la communauté. La position de soutien des « robins ruraux » aux paysans, peut aussi être interprétée comme l’exercice d’un contre pouvoir de la part du seul groupe, susceptible de contrebalancer l’autorité et la place de celui qui - même contesté - reste le seigneur.
Quant au clergé, par l’entremise de François de Corneilhan, évêque de Rodez, ex-possesseur des terres de la communauté de Jouqueviel, il a cherché, dès 1614 à racheter son bien comme le permet la « clause de rachat d’autorisation royale », mais sans succès. Son opposition à la famille de Faramond pourrait trouver là son origine. Au même moment ou presque, l’évêque d’Albi, Gaspard de Daillon du Lude, (1635-1676) revendique, au nom de l’Église bien sûr, les seigneuries de Montirat et Lagarde-Viaur toujours par le biais de la clause de rachat associée à la vente faite en 1565 et 1572, à la famille Ginestel. Il finit d’ailleurs par parvenir à ses fins : le 8 décembre 1663, Gaspard de Daillon du Lude rachète les deux seigneuries. Même sans cette implication locale très particulière, le jeu d’alliances entre peuple (paysans, artisans), robe et clergé n’est pas rare : Jean Nicolas dans les 88 rébellions anti redevances qu’il a recensées sur le territoire correspondant à celui de la France actuelle, en a trouvé 29, où, dans la foule des émeutiers, se trouvaient, outre les paysans et artisans, des gens de robe et d’église. Dans les pièces des procès, le bas clergé local est nommément cité (prêtres de Jouqueviel, des Infornats, de Canezac) et dénoncé par le baron de Jouqueviel comme soutien actif de la communauté qu’elle représentera même à un moment du conflit (1680). Au total, si l’on saisit assez mal les motivations, comme les intérêts communs, de ces soutiens un peu hétéroclites, constatons que le groupe est soudé contre le baron dans cet affrontement de pouvoirs.
Composée majoritairement de petits paysans pauvres, la communauté, dont bon nombre d’habitants ont été condamnés à la prison, n’a pas les moyens financiers ni les relations du baron de Jouqueviel mais elle a cependant pu mobiliser le réseau local des gens de justice, pour y trouver sans doute entregent et conseils notamment pour s’adresser à Jean Teulier, procureur du Roi à Albi, subdélégué pour la Chambre de Justice. Quant aux moyens financiers inhérents à une action en justice à ce niveau, elle les trouve auprès de l’évêché qui lui prête un capital qui sera remboursé sous forme de rente par une imposition votée par la communauté. Au bout de deux ans de procès, dont nous passons ici les détails, le baron de Jouqueviel l’emporte à nouveau au Parlement de Toulouse qui depuis le milieur du XVe, est cour de justice souveraine qui juge en appel.
Une rébellion hors normes ?
Par bien des aspects la rébellion de la communauté de Jouqueviel s’inscrit parfaitement dans le contexte national décrit par Jean Nicolas. La bataille autour de la maîtrise des tailles (« une affaire de paroisse », Jean Nicolas, op.cit., p 129), la contestation des droits d’un « néo-seigneur », le jeu des alliances sociales, les rassemblements au son du tocsin, les voies de fait contre les représentants de l’Etat, sont autant de traits communs observables partout. A ce titre la rébellion des habitants de Jouqueviel n’a rien d’original : un trouble parmi tant d’autres.
Le baron René de Faramond affirmait pourtant qu’aucun gentilhomme n’avait connu une telle persécution « si grande, si violente ni si longue ». Si les deux premiers qualificatifs sont discutables (des seigneurs ont perdu la vie dans certains affrontements), le dernier souligne effectivement le caractère exceptionnel de l’affrontement : sa durée. Quels sont les éléments qui peuvent expliquer que les deux parties en lutte ont réussi à transmettre à leurs descendants, les intérêts de leur cause, afin qu’ils continuent un combat engagé bien avant eux et qui dure au total une bonne soixantaine d’années ?
Reprenons le conflit à son point de départ. En refusant de payer les redevances au nouveau baron de Jouqueviel, la rébellion de la communauté n’est pas qu’une simple atteinte aux intérêts financiers des seigneurs d’autant plus, nous l’avons vu, que les terres de Jouqueviel ne sont pas le cœur économique de leur patrimoine. Elle met en cause, d’une part la légitimité locale de la famille de Faramond mais au-delà, la reconnaissance même de leur état de noblesse : il ne peut donc être question pour les barons - Jean puis René - de transiger sur le principe des redevances. Dans les pièces du procès primitif, les intérêts financiers en jeu ne sont jamais évalués et semblent presque secondaires pour les seigneurs. Il faut attendre le moment où les habitants se rendent maître du château et du produit des terres exploitées en direct pour voir le baron se préoccuper véritablement de l’aspect économique et financier de l’affaire. Celui-ci est-il plus important pour la communauté ? Les motivations individuelles des paysans, principaux acteurs, ne nous sont pas connues. On peut supposer que placés sous la dépendance de l’Église jusqu’en 1565, ils en regrettent la tutelle, sans doute plus lointaine que celle d’un noble vivant, au moins temporairement, sur place et plus apte à réclamer des redevances peut-être supérieures à celles qu’ils payaient auparavant. Comme la plupart des redevables sont très pauvres, la perspective d’une augmentation de leurs charges, même minime, peut suffire à faire lever la contestation. Cependant, un simple désaccord sur le montant des redevances aurait pu se régler par des transactions et ce seul motif ne peut entretenir un conflit aussi long. Faute de sources, il faut présumer que les enjeux économiques ne sont pas les seuls moteurs des motivations paysannes. Les communautés rurales sous l’Ancien Régime géraient les affaires locales avec plus ou moins d’indépendance selon les cas (présence ou non du seigneur, tradition de la région). Au seizième siècle, sous la tutelle de l’évêché de Rodez, les habitants de Jouqueviel devaient jouir d’une relative autonomie car, rappelons le, leurs terres, par ailleurs éloignées du siège épiscopal d’une soixantaine de kilomètres, étaient jugées par l’Église comme le bien « le moins commode et le moins préjudiciable à l’évêché ». La perspective nouvelle de la présence, à demeure, d’un noble susceptible d’intervenir dans la gestion des affaires courantes (notamment répartition des impôts et finances de la communauté) a dû susciter chez les habitants des craintes sur la maîtrise du pouvoir dans la communauté. Elles étaient sans doute en partie fondées puisque René de Faramond, dans la dernière phase du conflit, fera tout son possible pour la contrôler en délégitimant le « sindic » au profit de consuls qu’il cherchera à nommer et imposer. Les prêtres et les « hommes de loi » du cru mettaient par écrit les délibérations des assemblées et y jouaient sans doute un rôle de conseiller. L’intrusion du seigneur ne pouvait que les inquiéter et expliquerait leur connivence avec les autres membres de la communauté pour défendre leur relative indépendance. A la défense d’intérêts économiques s’ajoute donc une dimension de « petite politique locale » qui est loin d’être négligeable comme ressort du conflit.
Pour expliquer l’inscription dans la longue durée de cette affaire, les classiques causes économiques, sociales et politiques, évoquées ci-dessus peuvent être complétées par d’autres éléments moins généraux et plus étroitement liés aux acteurs locaux. René de Faramond fait probablement partie de ce que l’on peut appeler avec Hervé Piant les « plaideurs acharnés ». Par exemple, il a plaidé contre son frère Jean en 1657 pour le montant de la « légitime » due à son frère, et encore contre Alexandre (autre frère) en 1687. Appartenant souvent aux couches supérieures (noblesse et bourgeoisie), peu nombreux, contrairement à l’idée répandue sur le dix-septième siècle (la comédie de Racine « Les Plaideurs » date de 1668), mais très actifs ils « ont sciemment recouru au tribunal comme à un moyen normal, aisé et légitime d’aboutir à certaines fins. Ceux-là ont été de véritables stratèges et parfois même des monomaniaques ». Cette dimension individuelle, à la fois psychologique et socioculturelle on peut la retrouver dans le camp des paysans, avec peut-être une moindre intensité, chez François Martin et surtout Jean Teulier. Dans son factum de défense (1666 ou 1667) la cause des paysans qui devrait pourtant être le cœur du sujet n’est guère présente et s’efface au profit de la description de la lutte judiciaire entre deux personnalités : le « sieur Teulier » et le « baron de Joqueviel ». Si l’acharnement procédurier des plaideurs prolonge les hostilités, il en va de même de l’entêtement remarquable des paysans qui n’hésitent pas à prendre les armes pour défendre leur cause. Quand tout semble perdu judiciairement parlant, leur affrontement victorieux avec les maigres troupes impuissantes du parlement de Toulouse perpétue le combat. La justice de l’époque n’hésite pas à prononcer des sentences d’une lourdeur extrême (peine de mort, bannissement, amendes exorbitantes) mais elle n’a pas, la plupart du temps, les moyens de les exécuter (ni le baron ni les paysans n’ont dû s’en plaindre !) soit à cause des procédures d’appel suspensifs, soit par faiblesse de l’exécutif : les quelques sergents du Parlement ne peuvent lutter contre une troupe de paysans déterminés. Bien sûr, militairement, une intervention de l’armée royale les aurait facilement délogés du château mais ce genre d’intervention est réservé aux révoltes paysannes d’ampleur qui, elles, sont écrasées comme le furent celles des « Croquants » qui assiégèrent Villefranche-de-Rouergue (en 1643), des « Angelets » dans le Vallespire (en 1670) où l’on a rasé sans scrupules des villages entiers, des fameux Bonnets rouges de Bretagne (1675) etc ...
Mais une affaire très secondaire entre un petit noble (relativement, car la famille de Faramond a tout de même un peu d’entregent) et quelques uns de ses « manants » ne peut mobiliser les troupes royales qu’en cas de débordements extrêmes. Somme toute, notre exemple local tend à montrer que les communautés rurales sous l’Ancien Régime, dans une situation de conflit aigu avec leur seigneur, sont loin d’être totalement démunies. Pauvres, mais pouvant mobiliser sur le long terme des capitaux, en imposant leurs membres, elles peuvent plaider en justice avec l’aide de leur « bourgeoisie », voire celle de leur clergé. Cette capacité suppose une cohésion relativement forte entre les membres des communautés qui tous doivent payer leur participation à un conflit auquel ils peuvent éventuellement être étranger. D'ailleurs, en octobre 1684, les contribuables « forains », c'est-à-dire ceux qui non domiciliés à Jouqueviel (ils habitent le plus souvent à Montirat, ou Lagarde Viaur) mais qui y possèdent cependant des terres sur lesquelles ils paient la taille refusent de contribuer, en quoi que ce soit, à un quelconque paiement pour des affaires qui ne les concernent pas : ils n’ont pas pris part aux procès et ne veulent donc pas participer aux paiements des emprunts liés à ces derniers.
Et, perdant leur procès, elles ont l’ultime recours de la rébellion armée ce qui là encore implique, bien plus que face à la justice, une détermination collective puissante. Elle permet à cette défense, que l’ont peut juger a priori désespérée, de fonctionner, au moins un temps (que René de Faramond a trouvé fort long) car l’État n’a pas sur place de moyens locaux de coercition et ne désire nullement mobiliser l’armée pour une affaire où, finalement, son propre pouvoir n’était en aucune façon menacé.
A Sainte-Gemme, la communauté a tout aussi longtemps -1600-1668- refusé de régler le droit d’albergue qui est au XVIIe, une forme de reconnaissance de la légitimité de la seigneurie (ce « droit d'auberge » est à l'origine l'indemnité payée au suzerain pour qu'il renonce à son droit de se faire héberger et nourrir un jour par an avec sa suite) mais la contestation n’a pas eu l’ampleur de celle des habitants de Jouqueviel (Monique Douzal, « Une communauté…, op.cit., p 104-105.
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