
BILAN
S’impose à nous le titre du livre de Peter Laslett « Un monde que nous avons perdu ...». (Peter Laslett, « The World We Have Lost : England Before the Industrial Age »)
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Effectivement, ce monde rural, cette « civilisation paysanne » ont bel et bien disparu. Plus aucune trace du cadre économique et social de l’époque.
Prenons seulement et simplement l’exemple des paysans : aujourd’hui, sur l’espace de nos trois communautés ils ne représentent plus qu’une toute petite minorité de la population et, à rebours de leurs ancêtres, ils ne cultivent ni seigle ni chanvre et sont plutôt éleveurs que cultivateurs.
On serait bien en peine aujourd’hui de trouver des mulets, alors que ces animaux de bât (100 à 150 kilos de charge) et de trait (araire, petite charrette) étaient très nombreux dans la région et qu’ils ont joué un rôle essentiel pour les paysans de l’époque moderne, élément que nous n’avons pas suffisamment souligné, faute de sources. Nous aurions dû faire l’éloge du mulet !
Les conditions de la naissance et de la mort, les pactes de mariage, les structures familiales, le mode de transmission des biens, la pratique religieuse … rien ne semble avoir échappé à la disparition des structures qui ont pourtant fondé « nos racines ».
Cependant, écartons l‘interprétation que pourraient mettre en avant les nostalgiques du « bon vieux temps » regrettant ce monde tout autant qu’un proche qu’ils auraient perdu. L’historien ne donne pas de leçons, il tente de décrire la réalité d’un passé disparu et doit bien constater que l’époque dite « moderne » (fin du Moyen-Age jusqu’à la Révolution) pour les paysans du bas Ségala est pour le moins un « âge difficile ».
En effet, dans ce monde que nous « avons perdu » et malgré les quelques progrès de la fin de notre période :
- un enfant sur trois n’arrivait pas à l’âge adulte, et lors des crises démographiques qui jalonnent ces deux siècles, c’est un enfant sur deux ; pendant ces « années noires », les plus fragiles (pauvres, enfants, vieillards) n’ont pas d’autres issues que la mort quasi certaine, et ce funeste sort a concerné 30 % de la population, lors de « l’apocalypse » de 1693-94,
- en période « ordinaire », c'est-à-dire quand tout va bien … la majorité de la paysannerie locale - les brassiers - s’inquiètaient constamment de leur sort et s’endettaient systématiquement pour survivre,
- l’analphabétisme était la règle pour presque tous, même si à la fin du XVIIIe siècle, on note quelques progrès.
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On pourrait s’amuser à noircir le tableau, à la manière de La Bruyère, en évoquant par exemple la situation des mères célibataires et des femmes en général, ou la rudesse des conditions de la vie quotidienne et dire pour paraphraser et détourner un titre de Michel Morineau : comment ont-ils pu vivre en ces temps difficiles ?
Saluons plutôt le lent et patient travail de ces générations qui ont réussi vaille que vaille à transmettre leur modeste patrimoine dans un contexte le plus souvent éprouvant.
Point de nostalgie et foin de collapsologie (La collapsologie est un courant de pensée récent (une dizaine d’année) dont l’un des précurseurs est sans doute Jared Diamond avec son ouvrage intitulé « Effondrement », Gallimard, nrf essais, 2006 ; titre original : « Collapse, how societies choose to fail or succeed », Viking Penguin, 2005. Il envisage un effondrement de notre civilisation industrielle) : la civilisation paysanne ne s’est pas brutalement effondrée et s’il s’agit bien d’un monde perdu, sa disparition ne s’est pas réalisée en un jour ! Si les exemples ne manquent pas de régimes politiques s’effondrant, lors d’une révolution, d’un coup d’état ou d’une guerre, il en va tout autrement des sociétés qui, même fragiles, ne disparaissent pas à la manière d’un gouvernement chassé du pouvoir. Les processus de transformations économiques et sociaux sont lents et complexes. Il n’est pas question, pour ce que l’on peut appeler la « fin de nos terroirs », (L’expression est empruntée à la traduction du titre de l’ouvrage d’Eugen Weber, « Peasants into Frenchmen. The modernization of rural France 1870-1914 », Stanford University Press. 1976.) de les exposer ici en détails. En forme de rapide bilan final, contentons nous donc d’en évoquer les grandes lignes.
La Révolution en effaçant le pouvoir des nobles et dans une moindre mesure celui du clergé a modifié l’équilibre des pouvoirs locaux au profit de la couche supérieure de la paysannerie. Cette transformation a libéré les paysans qu’ils soient brassiers ou laboureurs des charges seigneuriales, les rendant pleinement propriétaires de leurs terres ; elle est symboliquement forte. Elle n’a pourtant pas bouleversé en profondeur le système économique et social d’autant plus que dans nos trois communautés, la noblesse n’avait qu’une puissance limitée. Le code civil napoléonien a modifié le régime des successions mais l’égalité de partage n’est pas passée de suite dans les pratiques, pas plus que les nouvelles unités de mesures. C’est la révolution industrielle qui va vraiment engager la France rurale dans la voie de la « modernisation ». Les rythmes diffèrent selon les régions. La nôtre n’est pas la plus précoce et ce n’est qu’aux alentours de 1880 que les leviers du changement (la route, le rail, la caserne, l’école et les machines) vont peu à peu effacer « l’ancien monde » qui, par bien des aspects, résistera cependant jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale.