
Du vol
Pour ce qui est du vol (jusqu’au XVIIe, on emploie plutôt le terme de larcin), la procédure judiciaire est identique à celle menée dans les enquêtes pour brutalités : recherches de témoins et intervention du procureur fiscal de Lagarde Viaur. Les affaires de vol traitées par la justice seigneuriale de Jouqueviel (quatre) ou la viguerie de Lagarde Viaur (cinq) à la fin du dix-huitième siècle, sont aussi peu nombreuses que celles concernant les violences.
On peut s’interroger, là encore, sur le faible niveau apparent de ce type de délinquance : faut-il y voir une sous-déclaration de la part des habitants ou bien alors s’agit-il d’une réalité reflétant l’état d’une société où finalement, le vol n’était pas techniquement si facile avec une forte et presque constante présence humaine dans les maisons et les champs ? Les arguments de Benoît Garnot* concernant la réticence des populations à dénoncer les petits larcins commis par les locaux, tant qu’ils restaient dans les limites du tolérable, nous inclinent à penser que nos six vols connus pour cette période étaient loin d’être les seuls mais la question, faute de preuves, reste sans réponse sûre.
*Benoît Garnot : « Justice, infrajustice, parajustice et extra justice dans la France d'Ancien Régime », Crime, Histoire & Sociétés, Vol. 4, n°1, 2000. En ligne http://journals.openedition.org/chs/855, montre bien que les actions en justice ne reflètent nullement le niveau réel de la petite délinquance.
​
Examinons nos affaires. A Jouqueviel, deux vols lèsent les « châtelains » locaux : le baron de Jouqueviel qui, en 1784, porte plainte contre un tisserand de 42 ans, Guillaume Reynes habitant du Teil (hameau du Tel, aujourd’hui centre du village) pour vol de branches de châtaigniers et coupe de chênes sur sa propriété ; Antoine Martin, marchand de Montirat et acheteur du château de Saint-Hilaire, (déjà évoqué) a été dépouillé lui, en 1774, de cinq « faix de chanvre femelle » et deux ans avant, à son domicile de Montirat, de laine et de seigle. Une analyse marxiste un peu primaire de ces deux situations nous conduirait à considérer ces vols comme des épisodes de la lutte des classes entre paysannerie et seigneurie. Gageons que nos larrons n’y pensaient pas … mais en même temps, il est peu probable qu’ils se soient considérés comme de véritables voleurs et la communauté paysanne ne devait pas non plus les regarder vraiment comme tels.
Les autres larcins impliquent, le premier, un oncle (le plaignant) et son neveu, le second, un ancien « fiancé » (l’accusé) et son ex-promise et le troisième, deux voisins. Il s’agit ici de vols « intrafamiliaux » ou de « voisinage rapproché » qui ressemblent autant à des réglements de comptes qu’à des vols classiques.
A l’analyse de ces exemples, on finirait par croire que le véritable vol était bien peu présent dans nos communautés rurales du bas Ségala ! Un procès-verbal retrouvé dans les archives municipales de la mairie de Jouqueviel et les dossiers de la viguerie de Lagarde Viaur donnent cependant quelques exemples allant à l’encontre de cette hypothèse.
​
Un vol alimentaire, 1791 :
« Verbal de Messieurs le maire et officiers municipaux du lieu de Jouqueviel
L’an mil sept cent quatre vingt onze et le second jour du mois de novembre nous, Antoine Blanquet*,maire**, et Jean Blanquet officier municipal de la communauté de Joqueviel sur la plainte qui nous a été portée par Alexis Marty citoyen du lieu de Joqueviel que la nuit précédante on luy avoit volé un mouton qu’on prit de son écurie avec fraction des portes et ayant encore été informés que depuis peu de jours on avoit volé au curé de Montou du seigle et qu’on luy avoit enfoncé la muraille de son grenier et que c’étoit les mêmes voleurs, sur les indications qu’on nous donna nous partîmes accompagnés de notre garde bourgeoise pour en faire la recherche et nous nous sommes transportés le jour d’hier chez le nommé Deleris de Berteigne*** et nous avons trouvé auprès caché auprès de sa maison et couvert des foyers la tripaille et partie de la peau dudit mouton, et nous avons encore trouvé environ cinq mesures seigle caché sous un rocher tout près de sa maison, et en suivant les indications qu’on nous donna nous envoyâmes notre garde chez le nommé Victor Segons habitant Al Trouilhet**** et dans une maison seule qu’il a fait bâtir depuis peu au bout de sa vigne et la garde étant entrée on y trouva la femme dudit Victor et ayant fait la recherche on trouva dans une mait les devants et derrières dudit mouton, du porc frais et de volaille tuée le tout caché avec du foin (note en marge : et du seigle dans une barrique caché avec des pommes ) et de suite sur les indices qu’on leur donna que ledit Victor Segons et Deleris fils dautre dudit Berteigne étoient les autheurs de ces vols ils acoururent pour s’emparer deux et arreterent ledit Victor après lissue de vêpres de Lescure au jour de la Tous Saints, et ledit Deleris fils fut arretté le même jour dans le moment qu’il entrait dans la maison dudit Victor et les conduisirent de suite devant nous, avons donné nos ordres pour les faire remettre entre les mains de la brigade de Monestiés ce qui a été fait aujourdhuy en foire à Montirat le même. Le curé de Montou sait transporté chez nous pour vérifié le seigle que nous avons trouvé et déposé chez le nommé Malaterre de Joqueviel qui sait trouvé conforme à celuy qu’il portait, nous avons encore receuy plusieurs plaintes et dénonciations contre le dit Segons et Deleris fils, scavoir de Joseph Blanc charpantier de Montou**** qu’ils luy avoint volé l’année dernière du seigle, qu’ils avoint volé pendant trois années de suite des gerbes à plusieurs particuliers et notament à Blanquet del Paraire****. De la part d’Antoine Azemar de Pradinas***** que Deleris fils luy avoit volé un fusil, nous avons été encore informé que Segons avoit été conduit par la garde de Cadoulle**** devant le juge de paix du canton de la Salvetat pour avoir volé des fruits, que ledit Deleris fils avoit encore volé de sargue**** au nommé Alcouffe de la Roque*****l’an dernier fette de la Paque, on nous a encore informé que lesdits Segons et Deleris avoint enfoncé un coffre dans la maison de Carrié de Lescure****** et qu’ils avoint pris trente six livres qu’il y avoit, nous avons encore été informés que ledit Segons a du ??? et notamment dans la ville du cy devant juge de Cadoulle pour vol, et qu’il y avoit dans la contrée une brigade de voleurs rapineurs qui se réfugient dans celle la maison dudit Segons, nous ajoutons encore que Deleris père nous portit plainte l’année dernière contre ledit Deleris son fils disant qu’il ne vouloit le dénoncer à la justice
Devant quoy avons dresse le présent verbail pour servir ce qu’il appartiendra que nous avons signé les ans et jours fors,
Blanquet maire
Blanquet officier
Archives municipales de Jouqueviel
Notes :
* Le patronyme de Blanquet est très répandu sur la commune : 99 naissances répertoriées au XVIIIe siècle (et il y a des lacunes dans les registres …) donc plusieurs personnes portent les mêmes noms et prénoms ; il s’agit ici de Blanquet Antoine de la Cardonnié où se trouve une « grosse » propriété, tout comme aux Finials, où réside son officier, Jean Blanquet.
​
** La fonction de maire a été fondée à l’échelle nationale en février 1790 pour des mandats de 2 ans. Les élections sont au suffrage censitaire (vote réservé aux hommes de plus de 25 ans, payant un impôt équivalent à la valeur de trois journées de travail) et vont se tenir au moment où le maire dresse ce « verbal ». En 1799, les maires ne seront plus élus mais nommés par les préfets.
​
*** La famille Deleris est installée à Berteigne depuis au moins trois générations mais en a été momentanément chassée pour non paiement de rente au seigneur (voir chapitre sur les paysans).
​
**** Pour toutes les étoffes : Jean-Michel Minovez, « La puissance du Midi, …op.cit. : « Sargue : étoffe mélangée à chaîne en filoselle et trame en laine cardée. Produite dans le castrais, en particulier dans le canton de Vielmur. »
​
***** Tous ces lieudits sont situés dans l’Aveyron sur la commune de La Salvetat-Peyralès et sont proches de Berteigne.
​
****** Les communes de Lescure-Jaoul et Pradinas sont limitrophes de celle de La Salvetat-Peyralès et un peu plus éloignées de Berteigne que cette dernière.
​
Ici nos voleurs ne s’en prennent pas au seigneur, ni à un membre de leur famille ou à un proche voisin mais exercent leurs talents aux dépens d’autres habitants qui sans être leurs voisins immédiats sont tout de même à proximité au sens géographique du terme (quelques kilomètres) mais aussi au sens sociologique : les volés, que ce soient les paysans ou le curé de Montou, ne se distinguent guère vraiment des voleurs, même s’ils sont probablement un peu moins dans le besoin (Berteigne est une petite propriété, et la famille Deleris est assurément très pauvre). Cette proximité sociologique a vraisemblablement servi, pendant un temps, de protection à nos deux larrons : Benoît Garnot (« Justice, infrajustice … op.cit) insiste sur l’existence d’une certaine tolérance des communautés villageoises pour les petits méfaits commis par des membres marginalisés de la communauté (c’est le cas de la famille Deleris chassée de sa tenure par le seigneur) et à qui on peut pardonner des « vols alimentaires » qui semblent être les plus courants (c’est le cas d’une bonne partie de ceux traités à la viguerie de Lagarde Viaur). Toutefois ici, les vols d’un fusil et d’une somme d’argent sortent un peu de l’acceptable. Comme tout, ou presque, se sait dans « ces sociétés de voisinage », chacun a sans doute une idée assez précise des coupables mais on ne porte pas plainte - comme ici le père de Deleris - du moins tant que les dommages ne sont pas jugés trop graves (ou trop délicats à déclarer, comme ce peut-être le cas pour le vol du fusil). On peut supposer qu’Alexis Marty, « citoyen du lieu de Joqueviel " s’apercevant « qu’on luy avoit volé un mouton qu’on prit de son écurie avec fraction des portes " a jugé que l’intrusion nocturne avec effraction, bien plus que l’objet du vol lui-même, le plaçait en insécurité et que le seuil de tolérance avait été franchi en passant du simple vol à un véritable cambriolage organisé. Cette première plainte et les preuves du délit recherchées et trouvées, déverrouillent en quelque sorte la protection jusque là accordée, et entraînent une cascade de dénonciations qui s’enchaînent en remontant dans le temps (« … qu’ils luy avoint volé l’année dernière du seigle, qu’ils avoint volé pendant trois années de suite des gerbes à plusieurs particuliers et notament à Blanquet del Paraire …). Une fois la porte ouverte aux accusations, nos voleurs deviennent évidemment responsables de tous les larcins de la région et en les assimilant à « … une brigade de voleurs rapineurs qui se réfugient dans celle la maison dudit Segons … », ils sont symboliquement mis au ban de la communauté. A ce sujet rappelons que la crainte des bandes de brigands étrangers au pays est une rumeur qui joua un grand rôle dans le déclenchement des réactions paysannes contre les nobles lors de la « Grande Peur » de 1789.
Ajoutons, pour en finir avec ce document, qu’il illustre concrètement le fonctionnement des nouvelles institutions issues de la Révolution. Le pouvoir y est exercé par des autorités civiles élues, issues dans ce cas précis, de la couche supérieure de la paysannerie. Il s’agit d’une certaine forme de continuité car si l’effacement des pouvoirs de la noblesse et du clergé est évidemment une rupture évidente, il ne faut pas penser qu’ils contrôlaient entièrement la société locale avant la Révolution. Les « paisans » étaient déjà des « notables » dont le rôle dans les instances de la communauté (voir infra le chapitre sur les pouvoirs) était essentiel, après la Révolution il en sort renforcé.
Un autre exemple de vol (lui aussi alimentaire) mérite également d’être transcrit à cause de la nature du produit dérobé :
Vol de pomme de terre, 1788 :
« A vous Messieurs les viguiers et juge de Lagarde Viaur et Montirat
Supplie humblement le sieur Antoine Rigal*, praticien habitant du lieu de Montirat, et vous expose qu’il est dans l’usage de semer chaque année dans une partie de forêt** qu’il tient à nouveau fief du seigneur archevêque d’Alby des pommes de terre pour en recueillir chaque année environ une charrettée que tous les ans on en luy en a volé plus de la moitié et notamment l’année dernière. Sans pouvoir découvrir les auteurs du vol, que cependant la présante année, il est parvenu à découvrir l’auteur de ce vol y ayant surpris le cinquième du courant jour de dimanche, vers les six heures du matin Bernard Alaux*** fils et donataire d’autre travailleur habitant du lieu de Lagarde qui en avait ramassés dans un sac environ six boisseaux****, le même Alaux y avait été cy devant et non content decàs il y fût encore le soir du même dimanche avec sa femme de manière que ce voleur a ravagé la moitié de ces pommes de terre et en a fait pourrir une grande partie attendu que ces pommes de terre ne sont pas encore à leur maturité*****, mais parce que les voleurs des choses qui sont laissées à la confiance publique sont poursuivis extraordinairement et souvent punis de mort pour des choses de peu de valeur suivant que le cas l’exige, que ledit bernard Alaux se trouve dans ce cas et qu’un semblable vol par luy commis pendant plusieurs années consécutives mérite la sévérité des loix et une punition exemplaire
A ces causes plairra de vos graces Messieurs accorder acte au suppliant de sa plainte […]
Est acte de la plainte et fait par nous […] ce 11 octobre 1788. »
Moly avocat ancien
Notes :
* Pour la période, nous avons trouvé plusieurs Rigal Antoine à Montirat (cinq). Les lacunes des registres paroissiaux ne permettent pas d’en être assuré mais il s’agit peut-être d’un parent (frère ?) de Jean Rigal, notaire en exercice à Montirat pendant cette période (1764-1812) et qui est l’un des enfants du couple Antoine Rigal/Thérèse Groc (fille d’un notaire de Valdériès).
​
** Les témoins précisent que le vol a eu lieu près du chemin menant du ruisseau du Lézert vers le Viaur, donc un peu en aval de Lagarde Viaur à la Prade. La culture de pomme de terre en pleine forêt laisse un peu songeur. En revanche que le champ ait été à l’orée d’un bois, sur un espace marginal du terroir cultivé ne serait pas étonnant pour une culture encore « exotique ». Précisons par ailleurs que, en dehors des zones trop pentues, l’espace forestier est intensément exploité à l’époque moderne : bois et branches bien sûr, mais aussi espace de pacage pour les moutons et de glandée pour les porcs, de cueillette (fruits, baies, champignons) et de chasse (même si en théorie le seigneur en a le monopole). Les sous-bois sont propres, l’on y circulait bien plus facilement qu’actuellement …
​
*** Né le 11 juillet 1744, il a donc 44 ans et comme l’indique le document il est fils d’un autre Bernard Alaux (toujours en vie, il a 79 ans et meurt en 1789). Il se marie à Marianne Saurel, originaire de Canezac, le 22 février 1775. Elle meurt le 12 juin 1777 et leur fils Bernard, né un an auparavant le suit dans la tombe en 1778. Bernard Alaux se remarie très vite, en octobre 1777, avec Marie Doumayrou (25 ans) dont il a un enfant né le 28/05/1779, qu’il prénomme bien entendu Bernard, ce dernier meurt à 5 ans en 1784. Trois autres enfants naissent de l’union : Jean en 1782, Jeanne en 1785 et un autre Jean en 1788.
​
**** Boisseau : unité de mesure de surface et aussi de volume pour les grains et ici utilisé pour les pommes de terre. Le nom est également donné au récipient qui permet cette mesure (une dizaine de litres soit un seau).
​
***** C’est un peu curieux, début octobre, les pommes de terre sont en général, « à point ».
L’intérêt du document n’est pas le vol alimentaire en lui-même, c’est le cas le plus courant semble t’il dans les campagnes, mais bien le fait qu’il s’agisse de pommes de terre. Antoine Rigal a cultivé celles-ci en même temps que Parmentier présentait le tubercule à la cour pour la promouvoir ! Introduite dès le XVIe siècle en France et cotée pour la première fois en 1694 au marché d’Annonay (Vivarais), le tubercule est bien présent à la fin du XVIIIe dans le Ségala (nous l’avons déjà rencontré dans un bail à ferme à Dèzes, voir supra) même si sa culture n’est pas encore très populaire. D’autres pièces des archives judiciaires nous permettent aussi de dire que le poivre et le tabac*(« à piper et à macher ») étaient en usage mais nous n’avons rien trouvé concernant le café …
* En 1778, Jean Lamic marchand buraliste de tabac à Lagarde-Viaur réclame sept sols six deniers pour une once et demie (une quarantaine de grammes) de tabac râpé, non payée.
​
​