Les « années de misère » : la grande crise de la fin du règne de Louis XIV (1693-1712)
Depuis longtemps, les historiens comme Jean Meuvret, (1946) ou Pierre Goubert, (1960) ont étudié ces crises démographiques dites « d’ancien régime » (sans majuscules : sens économique et social). Elles sont nombreuses au cours du XVIIe siècle en France et classiquement liées à une épidémie (la peste par exemple), à la guerre, ou à la famine, suite à de mauvaises récoltes mais l’inhabituelle et on peut même dire, très exceptionnelle ampleur locale du nombre de sépultures des années 1692-94 ne peut qu’attirer l’attention sur ces deux années. D’ailleurs, dans le schéma des crises en France, celle-ci fait exception car tout le royaume, ou presque est concerné – seuls Basse Bretagne, Provence et une partie du Languedoc n’ont pas été touchés -, avec des intensités variables, alors que la plupart du temps, les poussées de mortalité se déroulaient dans un cadre géographique limité à quelques régions seulement.
En 1693-1694, suivant les auteurs, on estime la perte supplémentaire de population du royaume à 1.3 millions d’habitants (Le Roy-Ladurie) ou 1.4/1.8 M, (Marcel Lachiver, François Lebrun) c'est-à-dire, environ 8% pour cent des Français ... C’est de loin la plus grande saignée démographique de l’époque moderne en France.
Elle est très supérieure à la crise de 1709-1710, deux fois moins meurtrière mais pourtant bien plus souvent mise en avant, sans doute à cause de son spectaculaire hiver. A l’échelle nationale, il faut remonter à l’épisode médiéval de la grande peste de 1348 (aux alentours de 30% de la population décimée) pour trouver une telle hécatombe. Certains historiens ont été jusqu’à employer le terme d’apocalypse.
Pour mesurer l’intensité d’une crise démographique, plusieurs méthodes ont été proposées. Nous renvoyons sur le sujet au bilan critique de Jean-Michel Chevet. « Les crises démographiques en France à la fin du XVII e et au XVIII e siècle : un essai de mesure. », Histoire & Mesure, 1993 volume 8 - n°1-2. Varia / Démographie et histoire, pp. 117-144. Quelle que soit la méthode employée, 1693-1694, est une crise majeure et on peut même affirmer complètement hors normes.
Marcel Lachiver, « Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi », Fayard, 1991, p.480 estime les décès à plus de 2.8 M pour les deux années, soit environ 1.4 M de plus que la moyenne.
François Lebrun, « Les crises démographiques en France aux XVII e et XVIII e siècles ». Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 35ᵉ année, N. 2, 1980. pp. 205-234.
L’engrenage de l’adversité météorologique
La crise s’inscrit dans le cadre de deux mauvaises récoltes successives provoquées par un dérèglement des saisons. Le contexte climatique global du moment est celui « du petit âge glaciaire » qui couvre trois siècles (milieu XVIe à milieu XIXe) mais connaît son maximum entre 1680 et 1700. En réalité, ici, il n’est pas simplement question de froid mais d’un enchaînement d’épisodes météorologiques exceptionnels dont le premier est effectivement un hiver fort rude.
Nous reprenons, en la résumant, la description du mécanisme parfaitement décrit par Marcel Lachiver qui s’appuie sur des relevés météorologiques assez fiables (ceux de scientifiques de l’époque) même s’ils sont géographiquement limités (Paris quoi d’étonnant … est le mieux renseigné).
En 1691-92, à Paris, il gèle sans discontinuer, du 13 décembre au 22 février. Le climat du Ségala n’est certes pas tout à fait celui de la capitale et, hélas, nous ne disposons pas de relevés locaux des températures ni des précipitations, privilège réservé à quelques grandes villes (Montpellier, Bordeaux …) ; il faut donc s’en tenir, pour ce qui est des chiffres, aux données parisiennes. La relative précocité, comme la longueur du gel, ont retardé la poussée des « céréales d’hiver » (plantées en automne) et, manque de chance, le printemps est frais et point de départ d’une longue et forte période pluvieuse qui dure jusqu’à mi-juillet (112 mm en juillet à Paris). La première quinzaine d’août apporte un répit, avant une reprise pluvieuse, mais le temps laissé est trop court pour effectuer totalement une moisson qui, par ailleurs, n’est pas partout arrivée à maturité. Souvent, les grains germent sur pied, ou bien dans les gerbes, qui n’ont pas été rentrées à temps. Résultat : peu de céréales et de mauvaise qualité. L’automne n’arrange pas les choses avec un mois d’octobre très froid (2° en dessous de la moyenne, toujours à Paris) qui ne permet ni bonnes vendanges, ni semailles correctes, d’autant plus que le grain est de médiocre qualité.
L’hiver 1692-93 se passe bien, espoir vite déçu par un mois de mai froid (2° en dessous de la moyenne, … à Paris) et pluvieux (200 mm). Les semis de printemps (en fait l’orge, car il n’y a pas encore à cette époque de variété de blé ou de seigle dits de printemps) sont impossibles dans beaucoup de régions. Les promesses de récolte ne sont donc pas brillantes et pour parachever le désastre, le mois d’août se révèle torride (une moyenne de 20°1 à Paris) : les blés sont « échaudés » (grains de petite taille durs et sans farine).
Deux années de mauvaises récoltes qui seront couronnées par le rude hiver de 1693-94 (gel permanent en janvier ; - 13°5 à Paris le 24) qui heureusement n’enchaîne pas cette fois là, sur un nouveau printemps « pourri » !
Au dix-septième comme au dix-huitième siècle, les hivers rudes sont très nombreux, plus que de nos jours ; les très rigoureux (-20° et longue durée de gel) sont plus rares mais reviennent malgré tout assez régulièrement. En dehors de 1709, devenu le modèle du « grand hiver » on peut signaler celui de 1766 qui semble être en seconde place pour l’intensité mais suivi d’un bon printemps il n’a pas été catastrophique pour les récoltes. Les hivers 1788 et 1789 sont également bien connus. Ils ont engendré une crise économique que l’on a souvent liée à l’émergence de la Révolution française.
La crise dans la région
Ce scénario catastrophe - parisien - est mis en scène avec des variantes régionales dont nous ignorons, faute de relevés, les nuances exactes. Cependant, à partir de la structure du climat tempéré du territoire français, on peut raisonnablement extrapoler : dans l’Est et en altitude, des hivers (91-92 et 93-94) plus rudes que ceux décrits ci-dessus et à l’inverse un peu plus doux dans le Sud et près des côtes bretonnes ; le « coup de chaud » d’août, probablement plus intense dans le Midi et les pluies plus abondantes à l’Ouest du territoire. Une bonne partie du Massif Central a pu, à ce jeu des extrapolations, connaître les trois fléaux (gel, pluie, soleil) dans leur plus mauvaise version et cumuler toutes les calamités. Le bas Ségala lui, a peut-être connu des hivers un peu moins rudes et un coup de chaud un peu plus intense. Ces nuances ne sont pas l’essentiel puisque la mortalité est générale mais elles peuvent, en partie du moins, expliquer les variations régionales de la crise qui sont assez fortes (le Sud-Est ne perd que 8 % de sa population alors que le Massif Central lui dépasse les 25 %) ce qui a amené certains historiens à contester le caractère « national » de la crise. A nos yeux, ces différences régionales, même assez marquées, ne sont nullement en contradiction avec la présence de la crise sur tout le territoire du royaume (hormis les rares exceptions signalées plus haut).
Georges Frêche (« Toulouse et la région Midi-Pyrénées au siècle des Lumières vers 1670-1789 ». Cujas, 1974.) a consacré un chapitre à la crise dans la région. Il reprend et complète les éléments de l’enquête réalisée à l’époque par l’intendant Lamoignon de Basville (1698, publiée en 1734). Ils soulignent tous deux, l’ampleur de la crise dans le diocèse d’Albi qui serait passé de 114 615 habitants en 1693 à 98 675 pour la période 1695-98, soit une perte de 14 % de la population totale. Joël Cornette, (« Affirmation de l’Etat absolu 1492-1652 » Hachette Carré Histoire, 2016) reprend sans doute ces chiffres de l’intendant Lamoignon de Basville quand il dit que la crise y a fait mourir 16 000 personnes. Au-delà de l’illusoire précision des chiffres fournis par l’intendant, il est indéniable que la région semble touchée plus fortement que la moyenne. A Albi, pour les trois paroisses de St Julien, St Etienne et Ste Martiane, les décès sont multipliés par deux en 1693 et 1694 par rapport à la moyenne des vingt années précédentes. Dans le Ségala tarnais, l’ampleur de la crise est encore plus forte [Georges Frêche … page 105] : Monestiés aurait perdu 17 % de sa population, Pampelonne 28 % et Teillet 30 %. Pour expliquer l’intensité du phénomène, l’intendant fournit des amorces de réponses avec les chiffres de céréales disponibles en novembre 1693 : le diocèse d’Albi disposait en novembre 1693 de 226 352 « quintaux poids de marc » de céréales alors qu’il en faudrait le double pour assurer la « soudure » avec la récolte suivante. De plus, il précise « celui [le diocèse] d’Albi a été particulièrement affligé car, outre les mauvaises récoltes, il a subi une grande mortalité de bestiaux ».
L'exemple local de la paroisse des "Infornats"
En 1693, l’on relève 51 décès contre une moyenne - pour la période 1608-1699 - de 4,6. La mortalité est donc cette année là, multipliée par dix (une multiplication par cinq est déjà considérée comme très forte …!). Ajoutons que la crise perdure en 1694 (14 décès) ce qui est normal, les crises obéissant non pas à l’année civile mais au "rythme des années de récoltes". En deux ans, la paroisse perd donc 65 habitants c'est-à-dire l’équivalent du nombre de morts de quinze années « ordinaires ». Il s’agit bien d’un épisode démographique hors-normes. La crise de 1645 (voir graphique supra), pourtant forte, n’avait tué, si l’on ose dire, que 23 habitants (quintuplement de la mortalité) ; celle de 1668-1669, n’en cumulait que 31, soit presqu’autant que lors du fameux hiver 1709-1710 (13 décès en 1709 et 21 en 1710) sur lequel nous reviendrons.
On peut dénombrer une trentaine de ménages, sur la totalité de la paroisse, soit environ 150 habitants (ou un peu plus ...). La crise de 1693-1694 a donc fait disparaître environ 30 % de la population ; ce chiffre, proche de ceux cités par Georges Frêche (voir supra), confirme et met en évidence, même si l’on doit se méfier d’un exemple à l’échelle microscopique de la paroisse, que le Ségala tarnais fut lors de cet épisode, à l’instar d’une bonne partie du Massif Central, l’une des régions de France où la mortalité fut la plus effroyable. Les quelques registres paroissiaux dont nous avons consulté les décès confirment l’ampleur de la crise de 1693-1694 par rapport à celle de 1709-1710. L’exemple de Naucelle étudiée par Anne Marie Bouas,(« Economie et population à Naucelle (Aveyron) de 1650 à 1750 ». Mémoire de maîtrise, 1968, sous la direction de Bartolomé Bennassar, Université Toulouse le Mirail.) même s’il est dans le Ségala aveyronnais, (mais à peine à trente kilomètres de Jouqueviel) confirme la sinistre situation locale. La crise y atteint son sommet en 1694, avec 171 décès, soit plus de deux fois la mortalité de l’année précédente et six fois la moyenne de la période 1675-1700. La perte de 246 habitants, en deux ans, représente pour une population d’environ 900 personnes, 27% du total. Selon E. Le Roy Ladurie le diocèse de Rodez aurait perdu 24% de sa population.
Bilan : il est clair que l’intensité de la crise est très largement supérieure à la moyenne nationale et qu’il s’agit d’un épisode démographique exceptionnel.